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8 février 2009 7 08 /02 /février /2009 18:45
DAVID DAHOMAY ET LA QUESTION STATUTAIRE


David Dahomay, le fils de Jacky, philosophe, s'exprime ici sur la question statutaire. Il rappelle les grands mouvements de 1967, de 1980, de 2003. De grands moments d'histoire pour la Guadeloupe. En rappelant aux hommes de Guadeloupe qu'il faut toujours prendre garde à conserver la tête froide.


Pouvons-nous encore espérer, nous autres Antillais ?
 
Le 18 décembre 2008, les élus régionaux et départementaux martiniquais réunis en Congrès, se sont prononcés à une forte majorité en faveur de l’article 74 de la Constitution, c’est-à-dire pour l’accession à une forme d’autonomie de la Martinique. C’est un événement politique important qui mérite toute notre attention, nous Antillais, Guadeloupéens comme
Martiniquais. Car cela nous renvoie cinq ans en arrière, lorsque le 7 décembre 2003 nos concitoyens des deux « îles sœurs » s’étaient opposés à toute évolution statutaire – il s’agissait lors de cette consultation d’opter pour la création d’une collectivité unique administrée par une seule assemblée, et se substituant à la Région et au Département, mais
toujours dans le cadre de l’article 73 réaffirmant le principe de l’identité législative avec des possibilités d’adaptation –, tandis que dans le même temps Saint-Martin et Saint-Barthélemy, îles administrées auparavant par la Guadeloupe, accédaient à l’autonomie.  
 
Or, si nous ne voulons pas reproduire les mêmes échecs qu’en 2003, tâchons de comprendre pourquoi, alors que la classe politique de droite comme de gauche appelait de ses vœux l’évolution statutaire, les électeurs de nos régions monodépartementales ont refusé le changement (Le « non » l’a emporté à 73% en Guadeloupe, et à une très courte majorité en Martinique). Aussi, plusieurs raisons ont été avancées ici ou là : Les débats publics qui ont précédé la consultation auraient trop souvent porté sur des aspects purement technico-juridiques au détriment d’une vision politique forte ; beaucoup d’électeurs semblaient inquiets de perdre leurs droits acquis, et tout particulièrement les acquis sociaux ; une large frange de la population aurait été très méfiante à l’égard de la classe politique locale soupçonnée de taire les supposés vrais enjeux. Avec le recul, nul doute que toutes ces explications ont chacune leur part de vérité. Mais elles mettent toutes en évidence quelque chose à mon avis d’essentiel : Un fossé sépare trop souvent les partis politiques et leurs dirigeants des préoccupations des simples citoyens. Excepté peut-être en période électorale où nombre de femmes et  d’hommes politiques usent et abusent de rhétoriques populistes à courte vue pour être réélus, force est d’admettre que le discours politique ne fait plus sens pour de nombreux concitoyens dès lors que celui-ci s’élève au-dessus du tohu-bohu de la cité pour tenter d’atteindre les plus hautes cimes du politique. Pour autant, il serait un peu facile de discréditer dans son ensemble la classe politique, car celle-ci n’est que le reflet de l’état pitoyable de notre conscience politique commune. 
 
Et je voudrais me risquer à avancer quelques causes sociohistoriques, même si de telles idées ne sont pas neuves mais prennent aujourd’hui une résonnance toute particulière en Guadeloupe, qui traverse certainement l’une de ses plus graves crises sociétales et politiques depuis la départementalisation octroyée en 1946 : Notre point de départ sera sans conteste les événements de mai 1967 – suite à une grève déclenchée dans le secteur du bâtiment, l’armée appelée en renfort tire sur les manifestants rassemblés à Pointe-à-Pitre, ce qui déclenche une insurrection civile qui durera plusieurs jours ; on déplorera plusieurs dizaines de civils tués par les « bérets rouges » –, qui marquèrent un tournant dans la radicalisation des positionnements politiques de la jeunesse étudiante, plus que jamais consciente de vivre en République coloniale. Désormais, celle-ci directement sous la double influence des mouvements de libération des peuples colonisés des années soixante d’une part, et du marxisme et de la révolution culturelle de Mao d’autre part, participera activement aux mouvements indépendantistes révolutionnaires. Bien entendu, la réflexion autour du changement de statut de nos départements d’outre-mer avait débuté bien avant le dramatique épisode de 1967 – d’autant que des émeutes similaires étaient survenues en Martinique en 1959 –, et l’on doit souligner l’importance du rayonnement des associations
antillaises de Paris au début des années 1960 (l’AGEM pour la Martinique et l’AGEG pour la Guadeloupe, avec des personnalités phares à l’instar du jeune Edouard Glissant). Il n’empêche, les années 1970 sont celles de l’activisme révolutionnaire d’une large frange de la jeunesse antillaise éduquée, peut-être plus marqué encore en Guadeloupe qu’en
Martinique. Et c’est cette jeunesse éduquée qui se retrouvera à la tête de plusieurs organisations syndicales et politiques radicales mais influentes – on pense notamment en Guadeloupe au syndicat UTA (Union des travailleurs agricoles) devenu ensuite l’UGTG (Union générale des travailleurs guadeloupéens), et au parti politique UPLG –, avec en toile de fond
le maoïsme et le séparatisme. Pourtant, ce qui frappe dans le cas de ces organisations dites révolutionnaires, c’est que cela n’ait jamais débouché sur une véritable lutte armée, tandis que les autres îles de la Caraïbe accédaient les unes après les autres à l’autonomie ou l’indépendance, le cas le plus emblématique étant certainement Cuba en 1959. Certes, il y
eut quelques tentatives isolées dans les années 1980 – On pense notamment au Groupe de Libération Armée (GLA) et à l’Alliance Révolutionnaire Caraïbe (ARC) qui revendiquèrent plusieurs attentats à la bombe en Guadeloupe et à Paris, mais sans réelle volonté de tuer des civils –, mais celles-ci n’eurent pas l’assentiment populaire escompté, bien au contraire, y
compris d’ailleurs parmi les activistes pseudo-révolutionnaires. Alors, se pourrait-il que cette jeunesse antillaise, tout en se sentant aliénée par un contexte socioéconomique et politique vécu comme la continuation du passé colonial de la France, n’ait jamais vraiment cru possible l’accession à l’indépendance de nos départements d’outre-mer ?
 
Ainsi, c’est cette indécision voire ce renoncement à envisager sérieusement l’avènement d’Etats-nations aux Antilles – au point qu’au milieu des années 1990, l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG), parti indépendantiste incontournable en Guadeloupe, déclare solennellement renoncer provisoirement à l’indépendance –, qui pourrait en partie
expliquer ce glissement progressif d’un nationalisme politique vers un nationalisme culturel, c’est-à-dire avant tout basé sur des ressentiments et des revendications de type exclusivement identitaires. Avec une nuance cependant en Martinique, où grâce au génie politique d’Aimé Césaire, celui-ci comprenant très tôt que nos populations antillaises ne souhaitaient pas rompre irrévocablement avec « la métropole », un projet politique viable d’accession progressive à l’autonomie fut porté par la Parti progressiste martiniquais (PPM).
 
Reste que nombre de cadres dirigeants de ces organisations nationalistes, tout en cessant de croire même de façon subconsciente à l’indépendance, continuèrent d’appliquer les préceptes marxistes voire même maoïstes dans leurs pratiques militantes. Et cette culture militante spécifique, associée de surcroît à l’exacerbation du sentiment national, donna un mélange tout à fait détonnant, perceptible surtout au travers des luttes syndicales. Aussi, force est de constater que trente ans après, cette culture militante empreinte de nationalisme identitaire persiste, soit que les mêmes cadres des années 1970 sont toujours en place, soit que de telles pratiques idéologiques ont été transmises aux nouveaux
militants. Dès lors, comment s’étonner des dérives graves constatées dans les méthodes syndicales, contribuant le plus souvent à affaiblir la légitimité des revendications ainsi que la popularité des luttes ? L’écrivain Patrick Chamoiseau n’a-t-il pas déclaré récemment, « Oui, il y a un macoutisme latent dans la société martiniquaise » ? Et ce constat lucide pourrait tout aussi bien s’appliquer à la société guadeloupéenne. 
 
Alors apparaît inévitablement une autre interrogation sous-jacente : Les intellectuels antillais ont-ils produit de façon significative une sévère critique de ce macoutisme latent ? Et c’est peut-être là où le bât blesse. Car force est d’admettre que depuis trente ans trop d’intellectuels se taisent sur ces questions sensibles. Et ils se taisent parce que la plupart ont
participé activement durant leur jeunesse aux mouvements indépendantistes révolutionnaires – et je ne porte pas ici de jugement moral, tant il est probable que si j’avais eu vingt ans dans les années 1960 je serais parmi eux –, et que ceux qui ont aujourd’hui pris leur retraite militante continuent à cautionner de tels égarements, ou simplement n’osent pas formuler de telles critiques de peur d’être qualifiés de « faux martiniquais » ou « faux guadeloupéen ». Comme me le répète souvent Georges Trésor, intellectuel antillais lucide, de telles critiques ne peuvent être formulées car « les esprits ne sont pas libres » !  
 
Et nous touchons là le cœur de notre analyse sociohistorique : La stupéfiante haine de l’intellectuel critique – certainement encore beaucoup plus marquée en Guadeloupe, et tout particulièrement chez les classes populaires – engendrée par ces mouvements pseudo- révolutionnaires fortement influencés par la révolution culturelle de Mao Zedong. Mais pire encore, beaucoup de ces idéologues militants, révoltés – et nous pourrions même dire aliénés – à la fois par le legs historique assujettissant de l’esclavage et par un contexte insulaire vécu comme la perpétuation d’une domination « blanche » colonialiste, vouent jusqu’à ce jour une haine indicible à tout ce qui de près ou de loin est assimilé aux valeurs occidentales. Quitte à rejeter aussi le « Siècle des Lumières » pourtant au cœur du pari humaniste et universaliste ! L’écrivain et universitaire martiniquais Raphaël Confiant n’a-t-il pas déclaré dans un texte assez récent, « quand un Euro-américain me fait une leçon de morale, de démocratie, d’antiracisme, de droits de l’homme et bla-bla-bla… Je me marre » ?
Mais si nous devions rejeter le bébé avec l’eau du bain, sur quels fondements moraux pourrions-nous assoir notre condamnation du passé esclavagiste et colonialiste de la France et de l’Europe ? N’aurions-nous pas le droit nous aussi de prétendre à la liberté en tant qu’Hommes ? Confiant qui cite pourtant Fanon devrait relire Peau noire, masques blancs :
« Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue… Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc… Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. »
 
Bien entendu, nous serions malhonnêtes de passer sous silence les quelques esprits libres aux Antilles qui très tôt réinterrogèrent leur engagement idéologique, et notamment celui de l’option marxiste-révolutionnaire. Est-il utile de rappeler ici que bien avant Sartre, Aimé Césaire dans sa lettre à Maurice Thorez en 1956 condamnait déjà implicitement le
communisme soviétique ? Il serait tout aussi malhonnête de taire ce que dit Edouard Glissant dans Esthétique 1 : « Nos sociétés colonisées adoptent pourtant sans aucune révision critique la dimension close de l’identité que les divers colonisateurs nous ont inculquée. La plupart des anciennes luttes anticolonialistes dans le monde ont été menées
selon ces approches d’une identité absolue et s’en sont trouvées catastrophiques, et quant à leurs conséquences, et dans leurs prolongements, sectarismes, égoïsmes nationaux, non-rapport à l’autre. » Ou encore les critiques très pertinentes formulées par le philosophe Jacky Dahomay – mon père, devrais-je dire ? – à l’égard du macoutisme antillais (et je
voudrais citer ici l’un de ses premiers textes critiques importants, Habiter la créolité). 
 
Cependant, quelles que soient la force et la pertinence de telles critiques, nous devons admettre qu’elles n’ont pas eu l’impact espéré. Le dédain palpable des sociétés antillaises vis-à-vis de toute pensée critique libre est là pour en témoigner. Aussi, il saute aux yeux à tout observateur attentif que l’absence d’un véritable espace public libre et rationnel, condition pourtant nécessaire à l’avènement de toute démocratie moderne « participative », est consubstantielle au mépris affiché par les nationalismes identitaires à l’égard des intellectuels dissidents. Il est en effet toujours affligeant de constater la pauvreté
intellectuelle des débats lors d’émissions radios interactives, où une certaine opinion publique qui s’exprime ne cache pas ses relents populistes et quelquefois xénophobes. Trop de responsables – cette ex-jeunesse éduquée des années 1970 – de la société civile ont déserté le terrain de la pensée et du  politique pour ne se consacrer souvent qu’aux revendications identitaires au travers des luttes syndicales et associatives, ou des manifestations culturelles. Pourquoi reprocher ensuite aux dirigeants politiques de ne s’intéresser qu’à leur réélection, quand il n’y a pas de conscience politique commune
minimale, ou plus précisément une commune adhésion à un projet politique qui fasse sens et qui nous permette d’espérer ?  
 
Ainsi donc, nous voici parvenus à la croisée des chemins, nous autres Antillais. Au fond, si la consultation du 7 décembre 2003 sur l’évolution statutaire de nos deux départements fut un tel échec, c’est peut-être aussi parce qu’un tel projet, pourtant pour une fois éminemment politique, arriva à l’époque comme un cheveu sur la soupe : La classe politique et les
intellectuels ralliés avaient déserté le terrain politique – et je distingue ici politique de politicien –, et puis soudain ils voudraient que nos concitoyens adhèrent à une si grande entreprise, qui eut pourtant nécessité une maturation longue – un mûrissement des idées et de la conscience politique –, et donc un vrai débat public non politicien et dépassionné.
Allons messieurs, admettez au moins que nos populations vous ont donné ce jour-là une vraie leçon de démocratie ! Il y a quoi qu’on dise un certain bon sens populaire. C’est en partie pour cela que personnellement j’avais refusé un tel changement. Mais aussi parce que je considérais de surcroît que nos concitoyens avaient droit à plus de considération : En
effet, on nous posait une question simple sinon simpliste, « êtes-vous pour ou contre une collectivité unique administrée par une seule assemblée, et se substituant à la Région et au Département ? », et puis c’était tout. Aucunes questions ou remarques annexes venant préciser quelles nouvelles compétences nous souhaitions voir dévolues à ces nouvelles
collectivités ! En votant « oui », nous laissions ainsi le soin – en tout cas en Guadeloupe – à la très populiste Lucette Michaux-Chevry, ancienne présidente de Région adepte du népotisme, de décider seule avec le président de la République Jacques Chirac et ses camarades de l’UMP, le choix de telles compétences. Inacceptable et antidémocratique !
 
Nous voici à la croisée des chemins, disais-je. Car Il y a ces jours-ci dans la moiteur tropicale de nos deux « îles sœurs » comme un indicible éveil des consciences politiques. N’est-ce pas en effet étonnant qu’à un mois d’intervalle près, la classe politique martiniquaise se prononce en faveur de l’autonomie, tandis qu’en Guadeloupe le collectif « Liyannaj kont
pwofitasyon » (LKP) déclenche une grève générale d’une ampleur inégalée, tant par sa popularité que par sa durée ? Et les événements survenus en Guadeloupe méritent qu’on s’y attarde : Lorsque le collectif LKP a déclenché le mouvement social le 20 janvier 2009, certains d’entre nous doutions de sa réussite, et ne pensions pas qu’il deviendrait si populaire. Qui plus est, nous nous interrogions sur les supposées vraies motivations – bien que non avouées – des leaders du LKP, qui pour nombre d’entre eux sont depuis longtemps véritablement habités par les problématiques identitaires, c’est-à-dire travaillés par l’obsédante question de la guadeloupéanité. Mais le 26 janvier, en suivant en direct à la télévision les négociations entre le LKP, le préfet, les élus locaux et les socioprofessionnels,
ce fut « une divine surprise ». Et d’affirmer ici à quel point cette retransmission en direct, suivie par un très grand nombre de concitoyens, a aidé à rendre le LKP très populaire, tant il est apparu que leurs revendications, et tout particulièrement celles liées au pouvoir d’achat, étaient légitimes. En outre, contrairement aux craintes soulevées quant à leurs motivations
réelles, Elie Domota, porte-parole du LKP et par ailleurs doué de talents rhétoriques indéniables, réaffirma à maintes reprises que le collectif souhaitait voir satisfaire toutes les revendications, mais « rien que les revendications ». Nul doute aussi que le coup de théâtre du mercredi 28 janvier – le préfet, alors qu’il avait entamé les négociations et signé l’accord
de méthode, annonce qu’il se retire de la table des négociations –  a fortement contribué à faire basculer l’opinion publique du côté du collectif, et cela d’autant plus que les élus locaux, dépités par le départ désinvolte du représentant de l’Etat, apportèrent sur le champ – en direct donc – leur soutien au LKP. Aussi, il se pourrait bien que ce basculement de
l’opinion lié notamment au ralliement immédiat des élus locaux – basculement qu’il ne serait pas exagéré de qualifier, comme le suggère l’historien Jean-Pierre Sainton, d’historique – réside essentiellement dans le rapprochement – rapprochement que nul n’avait vu venir, tant les ressentiments entre les uns et les autres étaient jusqu’alors tenaces
– de la classe politique et du LKP, dès lors que le préfet en se retirant était disqualifié.
Etrange ressemblance avec la Révolution de 1789, où lorsque Louis XVI, après avoir tenté un coup de force, se retire le 23 juin laissant les députés de la toute nouvelle « Assemblée nationale » délibérer seuls, pour finalement entériner le fait le 27 juin. 
 
Quoi qu’il en soit, les faits qui se déroulent sous nos yeux, en dépit de leur caractère exceptionnel, ne pourraient être qualifiés de fièvre révolutionnaire, n’en déplaise à mes amis marxistes. En outre, force est d’admettre – et pour ma part je le regrette vivement – que ce rapprochement entre les leaders syndicaux et les élus locaux n’aura été que de courte
durée, les vieux réflexes et les vielles rancœurs reprenant vite le dessus. Et peut-être que de ce fait, le LKP a malheureusement foncièrement manqué de dimension politique, au sens noble du terme. Mais il n’empêche, le basculement historique lui a bien eu lieu, et il a indéniablement précipité l’éveil des consciences. Comment expliquer que 60 000 personnes vinrent manifester le 30 janvier dans les rues de Pointe-à-Pitre, et de façon étonnement pacifique et apaisée ? Et que dire aussi de l’incroyable effervescence des opinions qui s’expriment actuellement sur Internet, à travers les médias audiovisuels ou dans la presse ?
Que dire encore du nombre considérable de textes de réflexion qui circulent en ce moment sur la Toile, chacun y allant d’un réel effort d’analyse et de clairvoyance ? Enfin, que penser du fait qu’à travers diverses associations ou comités créés tout récemment, les jeunes lycéens et étudiants découvrent qu’ils sont une des pièces maîtresses de nos sociétés ?
N’est-ce pas là des signes tangibles d’une amorce de prise de conscience collective d’enracinement dans une réalité territoriale et socioéconomique tout aussi complexe que singulière, mais sur laquelle nous voudrions désormais avoir prise ?
 
Alors je le dis avec tout l’esprit de responsabilité qui m’anime : L’heure est venue je crois,  de relancer le débat sur l’évolution statutaire aux Antilles, même si l’on doit reconnaître que la Martinique a un temps d’avance, ou du moins la classe politique martiniquaise. Mais en évitant cette fois-ci les écueils qui nous ont conduits à l’échec de la consultation du 7
décembre 2003. Ou plus précisément, en évitant que le débat ait lieu uniquement dans les partis politiques et dans des cercles fermés, à l’abri de l’opinion publique. Donc en évitant toute césure entre la classe politique, les intellectuels, et les simples citoyens. Et je vois déjà poindre un tel risque en Martinique au travers des divergences de fond qui se font jour entre leaders politiques sur cette éminente question. Car que penser du coup de force d’Alfred Marie-Jeanne et de Claude Lise à l’égard de Serge Letchimy et du PPM, concernant le choix du mode de scrutin d’une éventuelle prochaine assemblée unique ? Autant il me semble louable que les élus martiniquais se prononcent en faveur de l’autonomie au travers de
l’article 74 de la Constitution, autant je trouve pour le moins curieux que les Présidents des deux collectivités – Région et Département – font du mode de scrutin à la proportionnelle intégrale une condition non négociable de l’accession à l’autonomie de la Martinique. Par ce diktat si peu démocratique, seraient-ils malgré eux en train de tuer la poule dans l’œuf ?
Parce que nos concitoyens martiniquais ne comprendraient pas que tels leaders décident seuls d’une question aussi sensible, sans qu’eux y soient associés! D’autant que si demain cette assemblée unique devait disposer de quelques prérogatives législatives, il semble que le mode de scrutin le plus démocratique – à l’instar de celui de l’Assemblée nationale – reste et demeure le scrutin majoritaire uninominal à deux tours ; les citoyens doivent connaître qui ils élisent, et le mandataire doit avoir des comptes à rendre à ses mandants.  Resterait alors à redessiner la carte de ces nouvelles circonscriptions, en s’appuyant par exemple sur celle des anciens cantons qui pourraient être scindés en deux. 
Certains affirment pourtant que le mode de scrutin à la proportionnelle permet de garantir la représentativité de toutes les sensibilités politiques. Soit, bel argument en théorie, mais que constate-t-on dans les faits, et notamment lors des élections régionales ? Que l’on vote pour une tête de liste – le plus souvent les potentats locaux –, sans se soucier le moins du
monde des autres figurants, qui pour certains sont des illustres inconnus. C’est ainsi qu’en Guadeloupe, une ancienne présidente de Région avait pu proposer à son coiffeur ou son bijoutier – ou que sais-je encore ? – d’être en position éligible. Et des exemples similaires pourraient être donnés à foison. Donc, aux martiniquais à se saisir du débat sur le mode de
scrutin, et plus largement sur celui de l’autonomie !
 
Et pour ce qui est du débat en Guadeloupe ? Il n’est que temps de le relancer, une fois que l’effervescence sociale de ces derniers jours sera retombée. Alors par où commencer ? Les intellectuels critiques, les universitaires, et les partis politiques doivent bien évidemment avoir un rôle moteur. Mais ils ne peuvent confisquer le débat, tout au contraire, ils doivent
coûte que coûte s’efforcer de le rendre public, et dès à présent. Cela suppose l’existence d’un espace public digne de ce nom, qui jusqu’à récemment semblait balbutiant. Mais les événements sociaux ont certainement précipité l’éveil des consciences politiques, et il faut espérer que nos concitoyens resteront éveillés au moins jusqu’aux régionales de 2010, et
même au-delà. 
 
Aussi, puisqu’il s’agit d’ouvrir le débat, je voudrais d’ores et déjà lancer quelques pistes, notamment au travers du choix entre les articles 73 ou 74 de la Constitution. Car dans les deux cas, nous avons la possibilité d’opter pour la création d’une collectivité unique se substituant à la Région et au Département, et de décider quelles nouvelles compétences pourraient être dévolues à cette collectivité, dans des domaines ne touchant pas aux libertés et aux droits fondamentaux, ainsi qu’aux prérogatives régaliennes de la République. Mais alors, quelle différence entre ces deux articles ? Je dirais qu’elle est d’ordre
« philosophique » : L’article 73 réaffirme le principe de l’identité législative – toutes les lois promulguées au niveau national sont immédiatement applicables ici – pour nos départements d’outre-mer. Aussi, les adaptions aux lois et règlements prévues dans le cadre du « 73 », ne peuvent l’être qu’en invoquant les fameuses « caractéristiques et contraintes »
de nos collectivités. D’autant qu’au préalable le législateur – donc le Parlement – doit avoir consenti à de telles adaptations. Tandis que l’article 74 fait explicitement référence aux « intérêts propres de chacune » de nos collectivités, et consacre le principe de la spécialité législative : Les lois et règlements nationaux ne sont pas immédiatement applicables, et une
loi organique, « après avis de l’assemblée délibérante » des collectivités susvisées, définit les conditions dans lesquelles ceux-ci sont applicables. En outre, le « 74 » prévoit d’autres dérogations possibles dans le cadre d’une autonomie renforcée, notamment un réel pouvoir législatif de l’assemblée délibérante, ou encore des mesures justifiées par les nécessités locales en faveur de nos populations, d’accès à l’emploi, de droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle ou de protection du patrimoine. C’est dire donc toutes les possibilités offertes dans le cadre du « 74 », et non des moindres. Et pour ceux qui s’inquièteraient de la perte de dotations financières étatiques conséquentes une fois
l’autonomie octroyée, rappelons que l’article 72-2 de la Constitution prévoit que « tout transfert de compétences entre l’Etat et les collectivités territoriales s’accompagne des ressources équivalentes », d’autant que la loi est censée prévoir des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités. Reste que ce principe de péréquation est pour l’instant peu effectif, voire inexistant. D’autant que l’article 72-2 se contredit en posant le principe de l’autonomie financière de chaque collectivité : « les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent,
pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources ». Et cela vaut bien entendu pour toutes les collectivités de France et de Navarre, l’universitaire Pierre-Yves Chicot l’a récemment souligné lors d’une interview télévisée. Donc, tout en étant attentifs aux transferts de ressources équivalentes dans le cadre de
l’accession à l’autonomie, nous devrons aussi réfléchir à la création de nouvelles ressources propres – comme c’est par exemple actuellement le cas pour l’octroi de mer –, qui seraient les moins injustes possibles. Et pour ma part, je vois déjà une piste intéressante : la création d’une taxe portuaire et aéroportuaire – d’un montant non exorbitant fixé par la collectivité
unique – dont devrait s’acquitter toute personne en visite dans nos départements qui ne serait pas résidante. D’où aussi l’idée implicite d’une carte de résidant, mais qui bien entendu ne serait pas basée sur « le droit du sang », mais le « droit du sol ». Quoi qu’il en soit, le débat ne fait que commencer. 
 
A moins de se placer résolument dans une perspective – comme semble le proposer le député-maire de Fort-de-France Serge Letchimy – d’accession à la pleine souveraineté, auquel cas nous demanderions un statut constitutionnel spécifique, comme c’est actuellement le cas pour la Nouvelle-Calédonie (voir le titre XIII de la Constitution). Pour ma part, je crois que nous devrions nous défaire de ce schème de pensée qui a prévalu tout au long du 20e siècle : Celui de la politique des nationalités ne pouvant aboutir qu’à la création d’Etats-nations. Comme le fait très justement remarquer l’éminent historien Eric Hobsbawn dans son livre Nations et nationalisme, les nations ne sont pas aussi vielles que l’Histoire, d’autant qu’un tel concept n’est apparu qu’à partir de la fin du XVIIIème siècle. Les nations sont des « entités historiquement nouvelles, qui émergent à peine, qui changent, et qui, même aujourd’hui, sont loin d’être universelles ». Mais plus fondamentalement, c’est la question de l’identité et de l’antillanité qui est en substance posée au travers de ce débat.
Alors, je voudrais avancer ici l’idée de stratification des identités : C’est avant tout mon vécu parental et familial qui fonde mon être psychique ; je suis enraciné dans une communauté d’individus liés par un petit territoire insulaire, une histoire, une culture, sans en être pour autant prisonnier ; je me reconnais dans les idéaux humanistes et universalistes portés par la
« vieille Europe » – malgré ses contradictions – et j’assume pleinement mon appartenance à la communauté politique française – sans rien oublié par ailleurs des abominations de l’esclavage et de la colonisation – ; je suis citoyen du monde et la destinée de l’espèce humaine m’interpelle au plus haut point. 
 
Cela a été dit, il y a trop souvent aux Antilles confusion entre nationalisme culturel et nationalisme politique. Aussi, ne pourrions-nous pas concevoir un plein épanouissement culturel en tant qu’antillais, tout en envisageant une appartenance à une communauté politique plus large, qui elle-même assumerait sa composition multiculturelle ? C’est en tout cas l’idée que défend Jacky Dahomay et à laquelle j’adhère, en rappelant la distinction essentielle entre identité culturelle et identité politique. Ainsi, je crois que l’accession à l’autonomie de nos départements d’outre-mer dans le cadre de l’article 74 pourrait
pleinement répondre à de telles aspirations : Cela répondrait en partie à notre mal-être identitaire ; nous pourrions prendre en charge localement des responsabilités politiques de premier plan, notamment en renforçant encore davantage la coopération régionale caribéenne ; mais nous assumerions une fois pour toute notre ancrage dans un ensemble
politique, et non culturel, plus vaste que sont la République française et l’Union européene. 
 
Il nous faut maintenant conclure, et je voudrais pointer du doigt ces liens si étroits – territoriaux, historiques, culturels, économiques et politiques – qui rapprochent la Guadeloupe et la Martinique, les deux « îles sœurs » de la Caraïbe. Faut-il notamment rappeler que les lois encadrant l’octroi de mer considèrent nos deux îles come un « marché intérieur » commun ? Tout porte à croire que la Guadeloupe et la Martinique ont une destinée commune. C’est pourquoi toute évolution statutaire de l’une ne pourrait être envisagée sans évolution identique de l’autre. Gardons-nous par conséquent de précipiter
les choses, d’autant que nos concitoyens doivent au préalable opérer un mûrissement des consciences politiques sur cette essentielle problématique. Le président du Conseil Régional de la Guadeloupe, Victorin Lurel, a récemment suggéré à ce sujet un calendrier qui me semble pertinent : Lors des régionales de 2010, les partis politiques devront clairement
expliciter dans leur programme la question de l’évolution statutaire, en proposant un échéancier en vue de la consultation populaire. La date de 2013 a été avancée, cela me semble raisonnable, d’autant que cette consultation surviendrait un an après les présidentielles de 2012. Car n’oublions pas que c’est le président de la République qui décide en dernier ressort de consulter les électeurs inscrits dans nos départements d’outre-mer. Et l’évolution statutaire de nos deux îles pourrait ainsi être effective à compter de 2014 ou 2015.
Et puisqu’il est ici permis d’espérer, pourquoi ne pas envisager sur le long terme une union toujours plus étroite entre nos deux îles ? N’aurions-nous pas intérêt une fois l’évolution statutaire amorcée, à envisager la création d’un Congrès des élus martiniquais et Guadeloupéens, d’autant qu’il semble qu’un projet de gigantesque pont reliant nos deux îles soit en cours ? A bon entendeur, salut.

David DAHOMAY
enseignant en Guadeloupe
membre du Parti socialiste

  
 
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