Souvenirs du 11 septembre
par May Fung Danis
May Fung Danis vit en Guadeloupe. Elle témoigne de manière originale de sa perception du 11 septembre 2001.
« Je n’y étais pas. Je faisais mes études dans le Michigan. »
C’est la réponse que je donne quand on apprend que je suis de New York, et qu’on cherche à savoir où j’étais le 11 septembre 2001. D’habitude, cette réponse met fin à l’interrogation et cela me
convient. Je n’ai aucun envie de satisfaire la curiosité morbide, mais surtout j’estime que mes souvenirs n’en valent vraiment pas la peine. Je n’y étais pas ; que puis-je raconter ? Si
je vous parlais de ce jour-là, ce que je peux raconter serait les souvenirs d’autres personnes, or 10 ans après, c’est plutôt le manque de souvenirs qui me hante.
J’étais dans ma deuxième année d’études universitaires. J’étais en cours quand les avions se sont écrasés contre les tours du World Trade Center et j’y étais toujours quand elles se sont
effondrées. C’était avant l’ère de Facebook et Twitter ; il n’y avait pas d’update, ni de tweet pour nous avertir de la tragédie qui se déroulait en dehors de notre salle de classe. Quand
j’ai finalement pris connaissance des attaques terroristes, c’était déjà le passé, c’était devenu l’Histoire.
Comme des morceaux de papier
Si j’ouvrais le tiroir qui contient mes souvenirs de cette journée, il y aurait très peu de choses. Comme des morceaux de papier et des bibelots trouvés perdus, rien n’a de valeur ni de
signification à part pour celui qui les y a rangés. Dans ce tiroir, on découvre, par exemple, le petit bureau de la femme qui m’a annoncé que les tours n’existaient plus, la cabine téléphonique
dans laquelle j’ai essayé désespérément de contacter ma famille, le cookie qu’une copine m’a offert car elle ne connaissait pas les mots pour me consoler. Un pauvre ensemble pour un événement qui
a profondément marqué ma vie.
Il a marqué ma vie, d’abord parce que j’ai cru voir tout mon univers s’effondrer avec l’écroulement des deux tours. Mais aussi parce que, bien que j’aie appris que, non, en fait, la vie
continuerait à peu près comme avant, ce serait maintenant avec la connaissance intime de l’horreur. Le grondement que fait un réacteur de jet juste au dessus me remplit et me remplira toujours
d’angoisse. Même 10 ans après, il m’arrive par moments, quand je me couche le soir, que les images de ce jour défilent devant mes yeux comme une vieille projection sans son. Ces images passent en
boucle, comme c’était fait à la télé, jusqu’au soulagement d’un sommeil épuisé.
Un tournage de film
Les vrais souvenirs appartiennent aux autres, comme ceux de mes deux oncles qui travaillaient dans la tour sud à l’époque, et qui ont échappé à la mort par un coup du hasard : l’un faisait
la queue à la poste du quartier ce matin-là et a donc assisté de la rue au spectacle horrifiant ; l’autre a suivi son responsable qui a décidé de quitter leur tour et de descendre par
l’ascenseur qui leur a fait gagner de précieuses minutes, échappant ainsi au deuxième avion qui leur aurait coupé l’issue. Ceux d’une cousine, en route pour son lycée proche des deux tours, qui
ne comprenait pas ce qu’elle voyait et qui a conclu que c’était un tournage de film. Ceux de ma sœur, évacuée de son bureau non loin, qui n’a pas voulu apercevoir les corps parmi les papiers qui
tombaient des tours enflammées. Ou bien ceux d’un cousin qui a avoué des années après, dans le silence clinique d’une salle d’attente hôpital, avoir marché sur d’autres personnes en fuyant le
nuage de fumée d’une tour effondrée.
Never forget
Après tout, le souvenir est la seule chose qui reste. Never forget. Ces mots, peints sur les murs partout dans la ville dès le lendemain, rappelaient la seule obligation de ceux qui ont survécu.
N’oubliez jamais. Maintes fois répétée, cette phrase est devenue plus une prière qu’une exhortation car l’horreur et la douleur de ce jour infâme ne peuvent pas être effacés par les années.
Finalement, c’est la pauvreté de mes souvenirs qui me hante. Que valent mes souvenirs – composés des faits à 1000 km de Ground Zero, ou de l’odeur de brûlé en novembre mais pas de celle du feu en
septembre ? Sont-ils suffisants pour m’acquitter de l’obligation de ne pas oublier ? Je me sens coupable d’avoir échappé à toute souffrance, et même au souvenir de la souffrance.
Durant les nombreuses années qui ont suivi, c’était avec l’œil craintif que je levais les yeux vers l’Empire State Building, sûre qu’un avion apparaîtrait dans le ciel pour s’écraser contre la
façade. C’était peut-être aussi avec le désir de pouvoir témoigner de ce que j’avais manqué, le désir de porter un fardeau que je considère comme mien.
Lors des anniversaires les années suivantes, j’étais parfois sur New York, parfois ailleurs. Les trois dernières années, par exemple, j’étais en Guadeloupe. J’aurais pu peut-être soulager mon
sentiment de culpabilité par ma présence pour l’occasion dans ma ville natale, et plus particulièrement à Ground Zero. Cependant, je suis amenée à croire que m’y rendre pour l’anniversaire serait
un peu ridicule, un peu vulgaire. Il n’y a pas de place pour moi, cette retardataire. Le 10e anniversaire ne fera pas exception : je serai encore loin de New York, le plus loin
possible, en fait, de l’autre côté du globe, en déplacement à Pékin. Toutefois, la distance ne m’empêchera pas de raviver mes souvenirs et de les offrir, tout humbles qu’ils soient, à la mémoire
de ceux qui sont morts ce jour-là, et d’acquitter un peu mon obligation de ne jamais oublier.
L’auteur est traductrice professionnelle du français vers l’anglais. New Yorkaise d’origine, elle s’est installée en Guadeloupe en 2008.