RESPECTER LES ELECTEURS
par Michel EYNAUD
Les urnes ont parlé. Les citoyens se sont exprimés, et ceux qui ont sollicité des suffrages feraient bien d’écouter attentivement leur message. Les guadeloupéens ne sont pas des bwa-bwa : ils l’ont montré lors du mouvement social de 2009, ils le confirment à l’occasion des élections régionales.
L’élection dès le premier tour de scrutin régional de la liste de Victorin Lurel est un événement national exceptionnel. Il ne fait pas de doute qu’il fera couler beaucoup d’encre, de salive, et peut-être fera encore sécréter quelque venin revanchard. Il ne s’agit que d’une étape, et l’important c’est la suite : quand les citoyens s’expriment, il faut qu’ils soient entendus. Or les messages sont parfois contradictoires, et les politiciens sont quelquefois parasités par leurs convictions (dans le meilleur des cas), leurs stratégies (le plus souvent), leurs idéologies (pour quelques groupuscules plus ou moins repérés), quand ce n’est pas par leurs passions ou leurs aveuglements (pour quelques uns).
La plupart des observateurs semble s’accorder pour analyser le résultat de Lurel et de sa liste « Tous pour la Guadeloupe » comme une attente de stabilité et de sécurité. Quant à l’autre phénomène, c’est l’émergence de Cédric Cornet et de son Collectif des Inkoruptibles qui, avec la liste « Pour Gwadloup an nou ay » incarnerait le besoin de renouvellement d’une classe politique décevante. Pour les plus amers, leur défaite, quand ce n’est pas leur déroute, serait au moins en partie l’effet d’une campagne électorale désastreuse car remplie de cancans mais vide de projets, culminant avec un débat télévisé évité ou calamiteux. Il faut cependant aller plus loin dans l’analyse.
Quelle validité ?
La première question doit porter sur la validité du résultat. Celle-ci découle du taux de participation. Un résultat est d’autant plus significatif qu’il est porté par un plus grand nombre de suffrages exprimés. Quand la moitié des électeurs s’abstient, on ne peut pas être totalement satisfait. Cependant, avec une participation comparable à ce qui est constaté au plan national, et dans un contexte local où certains décrient les élections pour n’appeler qu’au pouvoir de la rue pour instaurer une dictature « populaire », on ne peut douter de la représentativité des votants. Douter ne servirait d’ailleurs qu’à alimenter le découragement et l’impuissance, alors qu’il vaudrait mieux encourager à la réappropriation du pouvoir de décision par la démocratie représentative et ses urnes.
Mais ce vote n’est pas seulement valide dans sa forme. Il débouche en effet sur une majorité forte, difficilement contestable, même si certains esprits chagrins s’ingénieront à distiller la contestation sous diverses formes plus ou moins directes. Peu de listes avaient de projet précis, en tout cas explicite, à l’exception notable de celles de Victorin Lurel et d’Alain Plaisir. Une majorité aussi écrasante dans toutes les communes de la Guadeloupe (sauf Terre-de-Haut) est un gage de légitimité forte pour le projet annoncé.
Quel message ?
Beaucoup de maires doivent constater que les électeurs qui les ont choisis comme chefs d’édilité ne les ont pas suivis dans leurs choix régionaux. Certains pensent un peu trop facilement être « propriétaires » de leur électorat. Sans doute ont-ils de bonnes raisons de penser que le système clientéliste qu’ils entretiennent sur le socle de la précarité, régulée par quelques faveurs qui ne la remettent pas en question, est résistant. Aujourd’hui ils doivent apprendre que les électeurs ne sont pas des moutons à la remorque de leurs chefs de clans, de leurs opportunismes, de leurs alliances de circonstances. Il leur faut entendre l’expression d’une vraie conviction, et la respecter.
Cette élection correspond aussi à une forme de retour du politique. De vrais problèmes avaient bien été posés par le mouvement social. Mais si celui-ci est unanimement reconnu comme un moment fort de prise de conscience dans un mouvement de contestation sans précédent, les solutions attendues se font souvent encore attendre. Le quotidien nous rappelle sans cesse que la vie chère continue, et notamment à chacun de nos passages à la pompe à essence, tandis que la Guadeloupe demeure privée du RSA… discriminée donc. Si le mouvement social a réussi dans sa fonction de dénonciation et de protestation, il peine à créer un changement qui exigent un engagement durable de l’ensemble des acteurs de notre société. Les politiques bien sûr, au premier rang desquels les deux collectivités majeures. Mais attention à ne pas tout attendre ni des politiques, ni de la région. Personne n’a de baguette magique, de recette toute prête. Il va falloir prendre le temps d’un rassemblement solide autour d’un développement durable mobilisant toute la cité. Et ce ne sera pas facile.
Quelles revanches ?
Ce n’est pas parce que les choses ne sont pas faciles qu’il ne faut pas s’y employer, sans naïveté. On peut craindre que ceux qui contestent le pouvoir des urnes s’emploient à le contourner. Ils pourraient être tentés d’organiser une « 3° tour » social. Les conflits non ou mal résolus sont suffisamment nombreux pour fournir prétextes à de nouveaux blocages, ou prises d’otage, en contre-point à un débat que tour à tour on empêche, on sabote, on contourne, on évite, on conteste. Il ne fait pas de doute que le déficit de dialogue social et les réelles « pwofitasyon » qui sévissent obligent à des rapports de force. Il ne fait pas de doute non plus que la démocratie participative est souhaitable pour que les promesses des candidats d’hier deviennent des réalisations concrètes des élus de demain. Mais il n’empêche qu’il faut respecter et renforcer la démocratie représentative, qui demeure incontournable et indispensable, alors même que, de son côté, l’économie libérale tente aussi de l’affaiblir en poussant à plus de dérégulations.
Chez les politiciens aussi, on peut redouter qu’il y ait de mauvais perdants. On connaît à l’avance leurs armes. Ils accuseront les sondages ou les médias, ils évoqueront la « propagande », la « corruption ». Certains auraient même peiné à proclamer les résultats des élections dans leur mairie. Et on en a déjà entendu faire allusion à de tristes desseins, et qui organiseraient volontiers la « chasse aux sorcières » dans leur conseil municipal voire la « purification ethnique » dans leurs adjoints… Le peuple jugera si ce n’est pas déjà assez fait !
Quelles attentes ?
Nous ne devons pas être obnubilés par ces pratiques passéistes. Mieux vaut positiver le message des citoyens. Ne faut-il pas entendre qu’on attend des projets et des valeurs de la part des politiques, et non pas des cancans de la part des politiciens ? Ne faut-il pas se convaincre qu’on espère de l’exemplarité de la part des leaders d’opinion, et non pas de la rhétorique de caniveau ou des clichés ne véhiculant que populisme et démagogie ?
Il faut aussi tirer les enseignements de l’émergence de la liste « Pou Gwadloup an nou ay ». Certes Cédric Cornet apporte une nouvelle fraîcheur de style, mais est-ce suffisant ? Attention au populisme même juvénile. Il est sans doute dépositaire d’un vote protestataire contre une certaine classe politicienne (« menm bèt menm pwèl »), qui dépasse le simple cadre de la jeunesse. Mais voter contre n’est pas suffisant… La classe politique a sans doute besoin d’un aiguillon stimulant mais il serait exagéré de voir en lui le représentant de toute la jeunesse guadeloupéenne. Il a cependant tous les outils pour une belle réussite aux côtés de ses aînés, s’il sait se mettre au travail pour mieux maîtriser l’étendue (et les limites) des compétences et des finances régionales.
Quels défis ?
Le principal défi à relever est d’entrer de plain pied dans une Guadeloupe de développement maîtrisé grâce à des projets… réussis. L’écologie, la formation et l’économie sont bien entendus des champs de la plus haute importance. Mais si la question statutaire est résolue avec l’élection de Victorin Lurel, la question institutionnelle reste ouverte, comme cadre d’un progrès réussi. Le congrès des élus s’était donné 18 mois de réflexion pour travailler à un nouveau contrat social comme base de notre projet de société, ainsi que les nouvelles organisations institutionnelles nous permettant de le faire vivre. Il ne reste plus que 9 mois, pour décider nous-mêmes. On sait que l’Etat est pressé, mais il est important que nous construisions nous-mêmes notre projet sans se laisser imposer son contenu, sa forme ou son calendrier.
Quelles que soient nos solutions, il nous faudra les assumer. C’est une véritable culture de la responsabilité que nous avons à promouvoir. La responsabilité des élus, qui doivent appliquer effectivement le programme pour lequel nous les avons élus, et en rendre compte. La responsabilité aussi des candidats perdants, qui doivent accepter le pouvoir des urnes, et l’expression des citoyens. Mais il ne faut pas non plus minimiser la responsabilité des citoyens, et du peuple dans son ensemble. Participer au développement du pays notamment par l’écologie et le développement durable, c’est aussi s’engager à des changements de comportement. Construire, défendre, conforter une réelle démocratie, c’est aussi continuer de refuser les méthodes éculées du clientélisme et du clanisme (les « enveloppes » de la vénalité, les ordres parisiens ou des marionnettistes locaux), et même le « debrouya pa péché », qui assassinent l’intérêt collectif au profit de l’intérêt personnel.
L’avenir est ouvert. L’essentiel est de se mettre au travail, ensemble, dans le respect des différences en même temps que dans le projet partagé.