TRIBUNE LIBRE
Les « 40% de vie chère » , une écharde de plus en plus douloureuse
Le hasard fait qu'un béké de Martinique, explique les bienfaits de l'esclavage et confesse publiquement son aversion pour le métissage et le choix de son clan de « préserver la race » , au moment
même où Guyanais, Guadeloupéens et Martiniquais luttent pour leur pouvoir d'achat et l'emploi. Ainsi, deux des fondamentaux de la société antillaise sont mis en évidence de manière crue : la
persistance du préjugé racial et de l'injustice sociale.
Mais le sursalaire des fonctionnaires, même discret, est bien présent. Ne serait-ce que par la surreprésentation des fonctionnaires, notamment de l'éducation nationale, dans l'encadrement de ces
mouvements.
C'est que cette prime de vie chère a valeur de secret de famille aux Antilles françaises. Du genre de ces abus (pwofitasyon) qu'il arrive aux plus forts d'exercer à un moment donné, sur les plus
faibles, à huis clos. Ce qui entraîne pour les uns de très graves dommages et pour les autres la recherche désespérée de rédemption par des actions réparatrices.
Le problème est né en Martinique, dans les années 1880 à cause de l'arrivée dans le corps enseignant du primaire, qui venait d'être laïcisé, d'instituteurs (trices) nés et recrutés dans cette
colonie. Ici, contrairement à ce qui s'est passé en Guadeloupe, les Congréganistes durent quitter les écoles publiques qu'ils tenaient, avant que des maîtres locaux ne soient formés. Aussi, le
premier corps enseignant laïc, en Martinique, a été exclusivement constitué d'instituteurs (trices) métropolitains recrutés sous contrat, par petites annonces, à partir de 1881.
L'arrivée, dans ce corps, des instituteurs (trices) créoles posa, d'emblée, le problème du montant de leurs soldes, par rapport à leurs collègues.
Avant 1946, les colonies bénéficiaient de l'autonomie budgétaire. La colonie devait prévoir dans son budget propre, la totalité des recettes pour payer la solde des fonctionnaires, les dépenses
d'équipement, de fonctionnement, etc.
Les priorités budgétaires étaient arrêtées par votes du Conseil général et les dépenses, ordonnées et liquidées par le Gouverneur.
C'est dans ce cadre que les Conseillers généraux Martiniquais luttèrent pour imposer l'égalité de traitement et de considération entre tous les enseignants, au nom du principe de justice, mais
aussi par fidélité à leur choix politique consensuel et permanent en faveur de l'assimilation de leur colonie à un département français et de l'assimilation complète du corps enseignant local à son
homologue français.
Dans la pratique, ce principe se heurta au nombre croissant des instituteurs (trices), mais, surtout aux dispositions d'un des deux décrets du 26 septembre 1890, par lesquels les lois scolaires de
Jules Ferry sont promulguées dans les colonies.
La distinction au sein de la fonction publique entre un cadre général (nés en métropole) et un cadre local (nés dans la colonie), permettait de justifier des écarts de salaires importants, en
modulant le supplément colonial, qui s'ajoutait à la solde d'Europe. En 1890 : +100% pour les premiers et +25% pour les seconds.
Une véritable blessure du corps social antillais
Le refus obstiné des instituteurs métropolitains, approuvé par le Ministre des colonies et le Conseil d'Etat (avis d'avril 1887), d'accepter toute diminution de leur supplément colonial força les
élus à fixer la solde des fonctionnaires, pour l'essentiel, sur celle consentie au cadre général. L'argent ainsi utilisé pour payer le supplément colonial au taux le plus élevé à tous a fait défaut
pour le recrutement des instituteurs (trices) nécessaires au développement de l'instruction publique dans les campagnes et les mornes.
Précisément, là où se sont réfugiés le gros des descendants des anciens esclaves libérés en 1848. De ce fait, ceux-ci ont été tenus à l'écart de l'instruction publique pendant plus d'un siècle,
contrairement à la population des bourgs, de Saint-Pierre et Fort-de-France.
Ce développement séparé des parties rurale et urbaine de la population a les effets très visibles aujourd'hui.
En 1939, 70% des hameaux éligibles à une école en étaient dépourvus en Martinique.
Jusqu'en 1946, on a surpayé des fonctionnaires au lieu d'ouvrir des écoles pour les nègres des mornes. D'où une cassure entre l'élite formée et assimilée et le gros de la population resté
analphabète.
Après 1946, le législateur maintint l'existence des deux cadres, plaça les instituteurs et institutrices dans le cadre général mais décida de les rémunérer au taux inférieur du cadre local. D'où
les deux longues grèves de 1950 (33 jours) et 1953 (65 jours) qui mobilisèrent l'ensemble des fonctionnaires de Martinique, Guadeloupe et Guyane. Les suppléments de salaire, 65% (cadre général) et
25% (cadre local) sont harmonisés à « 40% de vie chère » pour tous les fonctionnaires.
Cette prime, qui établissait l'égalité des droits entre les fonctionnaires approfondissait le fossé déjà créé par le différentiel de scolarisation accumulé jusque-là, précisément à cause du
supplément colonial, entre ceux qui s'en sortaient par l'instruction et les laissés-pour-compte.
Elle apparaît comme une véritable blessure du corps social antillais, ce que soulignait, le vice-recteur de la Martinique, Alain Plénel.
« On ne saurait les blâmer d'avoir si bien défendu leur cause. Mais ils l'ont défendue égoïstement et ne prennent guère conscience de la place privilégiée qu'ils tiennent dans la société
antillaise. Le décalage avec la misère ouvrière est immense et sans commune mesure avec celui qui sépare en Europe fonctionnaires et ouvriers. Intellectuellement [les fonctionnaires] sont les plus
assimilés, et les plus méprisants pour leur petit pays. »
Le surcoût de la vie outremer par rapport à la métropole, qui existe du fait de la périphéricité, n'atteint pas 40%. Il y a donc une fraction de cette prime qui ne correspond à aucune contrepartie,
même si elle est rognée par l'inflation.
Alignés sur les salaires des fonctionnaires d'Etat, les prix sont hors de portée du reste de la population laborieuse.
Les dommages sont d'autant plus importants que le taux de chômage a toujours été très élevé et que le montant du SMIG, créé dans les DOM en 1954, est resté très inférieur à sa valeur
métropolitaine, jusqu'en 1996. Ceux qui ne trouvaient pas leur place dans ce contexte furent contraints de partir en France.
La défense de ce curieux « acquis » , contre les tentatives de suppression ou de réduction de son taux passa par son extension à d'autres catégories : collectivités territoriales, hôpitaux,
énergie, Sécurité sociale et même bourses scolaires ou allocations de doctorants.
Aujourd'hui, la hausse substantielle des bas salaires réclamée légitimement par l'immense majorité de la population, ne vise-t-elle pas à étendre le principe des « 40% de vie chère » au secteur
privé ? Surtout si les fonds sont fournis par le Trésor public ?
Mais, qu'en sera-t-il pour l'avenir de ce « tous fonctionnaires » , dans un contexte d'évolution institutionnelle de ces DOM ?
De plus, qui seront les réels bénéficiaires de ces mesures, dès lors que la logique du supplément colonial que l'on retrouve inchangée dans les « 40% de vie chère » a toujours été d'encourager les
métropolitains à servir outremer ?
Sylvère Farraudière,
Ancien Inspecteur d'académie
Source : L'école aux Antilles françaises
Le rendez-vous manqué de la démocratie L'Harmattan, Paris 2008, p. 55-79.