LES INVASIONS BARBARES
Par Michel EYNAUD
Les barbares ne sont pas forcément des « païens » sanguinaires. Depuis l’antiquité ils se définissaient par leur langage incompréhensible, et par leur absence de participation à la vie
citoyenne. A contempler le spectacle du monde, on peut se demander si de nouvelles hordes de barbares ne sont pas en train d’envahir subrepticement nos cités et même nos pensées.
Pour les grecs, tous ceux qui ne parlaient pas leur langue étaient qualifiés de barbares. Pour les romains c’étaient ceux qui vivaient au-delà de leurs frontières, parfois utilisés comme
mercenaires, avant qu’ils ne finissent par déferler et détruire leur civilisation. Avant de devenir un terme péjoratif plein de menaces, le qualificatif de barbare désignait d’abord celui qui
n’appartenait pas à la même sphère culture, et qui ne participait pas à la vie de la cité, étant plutôt enfermé dans sa logique de clan. C’est d’ailleurs pour préserver son emprise sur la Gaule
transformée en province, que César attribua à ses habitants la qualité de citoyens romains afin de les sortir de leur barbarie... et de les convaincre de contribuer à lutter contre
l’envahissement par les tribus germaniques. Mais les nouveaux barbares francs eurent finalement le dernier mot en dévastant aussi bien la Gaule que l’Italie.
L’histoire détournée par l’idéologie a par la suite étendu le concept de barbarie à tout étranger, notamment non européen, et particulièrement non chrétien. Pourtant, avant de projeter sur les
autres une sauvagerie caricaturale, il y a intérêt à débusquer les formes modernes de la barbarie, qui s’infiltrent dans notre environnement de mondialisation en crise, et jusque dans nos propres
comportements. Nous sommes parfois nos propres barbares, en dépit de beaux discours, de grandes intentions, voilant en fait de répugnantes pratiques.
La barbarie libérale
Le système libéral se réfère à quelques lois, les moins nombreuses possibles. La principale est qu’une « main aveugle » guide des marchés qui se régulent automatiquement entre
offre et demande. En réalité dans leurs cénacles les puissants de la planète parlent entre eux une langue que la multitude des pauvres ne peut pas comprendre. Quand les uns survivent au quotidien
dans la précarité, les autres jonglent avec des sommes aussi astronomiques que virtuelles qu’ils font circuler aux quatre coins de la planète dans un seul but : le maximum de profit
immédiat. Et la crise mondiale de la finance a bien montré que cette quête de l’intérêt maximal et rapide n’a pas de limite, même si elle doit ruiner banques et entreprises, endetter les
états, et remplir les rues d’émeutes de la faim.
La barbarie libérale est sans foi ni loi, prête à la marchandisation de toutes les productions humaines, que ce soit les produits de la terre, des réalisations industrielles, des créations
culturelles et artistiques, et même des parties du corps humain. Elle nous ramène aux pratiques du cannibalisme, l’argent en plus, le sacré en moins.
La barbarie sociale
Face à cette crise mondiale auquel aucun pays, aucune région (et encore moins la nôtre) ne peut se soustraire, une résistance est nécessaire. Elle devrait se traduire par un grand mouvement de
retour de l’intérêt collectif pour « décréter le salut commun », comme y appelait l’Internationale. Elle devrait voir naître une révolution morale pour limiter les excès d’un
système sans autres prédateurs qu’un terrorisme religieux aveugle…et lui-même ! On pourrait espérer un élan citoyen fédérant les forces vives de nos cités : élus politiques,
représentants syndicaux, acteurs de la société civile, intellectuels, etc. Mais la réalité est plus décevante : quand certains appellent à la protestation, c’est en fomentant l’unité des uns
contre les autres.
Les forces sociales sont de la plus impérieuse nécessité pour combattre la barbarie libérale, mais leurs leaders se transforment eux-mêmes en barbares quand ils appellent à la haine contre les
élus de la démocratie représentative, quand ils décrient les médias pas assez aux ordres, les intellectuels pas assez conformes. La légitimité sociale et syndicale ne se construit pas dans
l’exclusion de la légitimité politique et représentative, ni dans la pensée unique. Sauf si elle ne vise qu’à cultiver un populisme dans lequel Lepen fut un expert (avec « tous
pourris » comme cri de ralliement), voire à préparer l’insurrection révolutionnaire sur le modèle de Pol Pot (avec l’extermination de toutes les forces intellectuelles et culturelles du
Cambodge… et les journalistes en premier). Toute dictature, même déclarée « du prolétariat » (de la nomenklatura qui parle en son nom en fait) reste une dictature. Et donc une
barbarie.
La barbarie urbaine
Pendant que le libéralisme aggrave les inégalités, répand ses OGM sur la planète, fait et défait les marchés, casse les prix des matières premières, pollue l’atmosphère ou l’eau, les campagnes se
vident. Leurs habitants quittent leurs terres pour aller à la ville, la plus proche ou celle de l’Occident lointain (au péril de leur vie mais au profit de marchands de rêve ou de sommeil). Exode
rural ou émigration sud-nord, pour aller travailler dans une usine, un atelier clandestin ou s’enliser dans le chômage, beaucoup de voyages se finissent dans les rues des grandes villes, les
bidonvilles ou les banlieues de leur périphérie.
Dans ces ghettos repoussés au-delà de nouvelles frontières intérieurs, il faut survivre. Les organisations sociales et les solidarités traditionnelles ne fonctionnant plus, l’instinct de
conservation individuelle l’emporte sur la socialisation citoyenne. La survie dans la jungle urbaine amène certains à la transgression des règles communes. Les nouveaux barbares des banlieues,
dans les caves des immeubles sans âme, trafiquent, rackettent, et parfois aussi violent ou torturent. Quand ils ne s’entretuent pas pour un bout de territoire dérisoire, pour un marché de
stupéfiants frelatés, ils dégradent les voitures de leurs voisins, les halls de leurs habitations, attaquent toute forme ou tout représentant social rappelant une loi qu’ils refusent comme
injuste. La barbarie urbaine s’appelle incivilités dans les statistiques des commissariats de police.
La barbarie sectaire
L’angoisse du lendemain, la soumission à des injustices sans fin, le désespoir d’un ascenseur social en panne, de l’inefficacité de défenseurs impuissants ou intéressés, poussent les humains en
désarroi dans les bras des nouveaux faiseurs de rêve. Religieux traditionalistes ou hérétiques, gourous inspirés, « philosophes », « coachs », prophètes politiques ou
syndicaux, ils sont nombreux à proposer des solutions « parfaites », des dogmes rigides, des traditions apocryphes, des innovations charlatanesques. Les barbares sectaires
distribuent des solutions dans l’au-delà ou dans l’ailleurs, mais cultivent ou cautionnent la violence ici et maintenant.
Dans le meilleur des cas, ils encouragent à la soumission et sont complices des autres barbaries. Dans le pire des cas, ils abusent des crédulités pour faire prospérer leurs affaires matérielles
quand ils n’abusent pas sexuellement de leurs ouailles (et de leurs enfants). Ils se taillent parfois de grands succès en appelant à la croisade ou au djihad, bref à la haine de l’autre, quand
ils ne se volatilisent pas dans de terribles suicides collectifs.
La barbarie politique
A côté des « faiseurs de rêve », il y les « faiseurs de promesses ». leur langue est mélodieuse, même si on ne comprend pas toujours ce qu’ils déclament, ou si ce que l’on a
compris n’est pas vraiment ce qu’ils vont faire. On le dit souvent à la suite de l’aveu d’un éminent membre du RPR « les promesses n’engagent que ceux qui les croient »… mais derrière
cette déclaration banalisée, n’y a-t-il pas tout simplement la justification du mensonge, de l’abus de faiblesse ou de confiance ? N’y a-t-il pas la sape de la démocratie ? Les
barbares politiques font des lois qu’ils imposent aux citoyens mais s’autorisent de honteuses pratiques.
Tel ancien chef de l’état peut faire payer son parti pour que la mairie de Paris ne soit pas partie civile dans un procès qui s’annonçait perdu, tel chef de l’état actuel fait mettre la France au
ban des nations en maltraitant une population stigmatisée, les Roms, ou bien en violant les principes de droit européen dans les dispositions de la garde à vue, pendant que ses services secrets
semblent espionner les journalistes qui enquêtent sur des affaires d’état (et se font bizarrement voler leurs ordinateurs…). Il faut bien l’avouer, certains politiques ne sont pas des citoyens
comme les autres, dans leur clan de clients privilégiés du Fouquet’s, dans leur fonction de mercenaire au service des puissances de l’argent protégées par leur « bouclier fiscal »… et
il est des barbaries singulièrement huppées.
La barbarie quotidienne
L’exercice de la citoyenneté fait de moins en moins recette. Les associations fonctionnent souvent de bric et de broc autour de rares bénévoles, les, syndicats ont de moins en moins d’adhérents,
les partis politiques sont moins souvent des espaces de débat qu’une pépinière de professionnels du cumul du mandat qu’il faut présélectionner et financer. Quant aux électeurs, à part pour
les élections municipales, on ne peut pas dire qu’ils se déplacent massivement lors des consultations électorales.
Il y a une forme de barbarie du quotidien où l’on désinvestit la vie sociale, la participation à la vie citoyenne ou aux corps intermédiaires. Les victimes de la barbarie libérale semblent avoir
de plus en plus intériorisé un positionnement de combat solitaire dans un univers d’impuissance globale face à des enjeux qui dépassent les capacités individuelles. On condamne les politiciens
professionnels, on critique autant qu’on envie leur engagement vécu comme mercenaire, mais on n’exige rien d’eux, on se retire des contre-pouvoirs qui font la démocratie, et à l’occasion on fait
le siège de leur bureau pour une faveur toujours exceptionnelle et vitale. Même si on n’y a pas droit, même si c’est pour en priver un plus compétent, un plus nécessiteux. La barbarie
s’intériorise facilement !
Au fond les barbares ne sont peut-être pas au-delà de nos frontières, préparant leur invasion. Il sont peut-être déjà là, cultivés par nos grandes complaisances, nos petits arrangements, nos
vieilles habitudes, nos facilités, notre paresse intellectuelle. Il est facile d’accuser l’autre pour mieux se battre contre lui en oubliant de se remettre en question. Si le barbare est celui
qui ne parle pas la même langue, ne participe pas à la même culture et donc société, il est temps de cultiver le vouloir vivre ensemble plutôt que le rejet, le partage plutôt que la confiscation,
l’inclusion plutôt que l’exclusion et la stigmatisation. L’heure n’est plus au rassemblement des uns contre les autres, mais à l’union de tous ceux qui se reconnaissent et s’acceptent comme
différents, mais aussi comme porteurs d’un projet commun à mettre en oeuvre dans une citoyenneté intégrative.
Progrès social daté du 13/1/2010, p PAGE 4