Les Damoiseau, une famille, un nom, un patrimoine
LE MONDE | 28.02.09 | 14h00
Quand elle était jeune, "Ma'zelle Boudin" avait son nom en horreur. La très jolie fille de Me Boudin, notaire à Pointe-à-Pitre, avait un carnet de bal bien rempli et l'interdiction de danser avec
des mulâtres. Devenue arrière-grand-mère, Jacqueline Damoiseau exhibe fièrement les photos de Narjhan et Lyan, ses arrière-petits-fils, dont le père est à moitié indien, à moitié sénégalais.
"Blanc, indien, noir, ils ont tous les sangs", se vante Jacqueline, 76 ans, une grande femme, toujours belle et coquette.
Son mari, Roger Damoiseau, c'est le rhum Damoiseau, la distillerie la plus importante de Guadeloupe. Une famille, un nom, un patrimoine, qui font sens sur l'île. Des békés, si l'on veut. Le père de
Roger, un homme brillant "major partout", a racheté la distillerie en 1942 et fondé le Rotary Club à Pointe-à-Pitre, vers la fin des années 1950. Roger, 80 ans, roi de la provocation, se tourne
vers sa femme et s'écrie à l'évocation de ses arrière-petits-fils : "Aïe, aïe, mais tu m'avais caché ça !" Et il vous fixe, de son oeil bleu délavé, attendant que Jacqueline se récrie. Elle est
bien plus fine que cela.
Une succession de hasards l'ont conduite à devenir institutrice. Toute sa vie avec des élèves et des collègues noirs, le plus souvent la seule Blanche. Roger balance : "J'ai épousé une éducatrice
du peuple." Bien sûr, assez vite, elle aurait pu s'arrêter de travailler même si la distillerie n'a pas toujours bien rapporté. "On a tout fait. Des confitures, des bonbons, du vinaigre de rhum
vieux, pour payer la banque", dit son mari. Tous les matins, Roger entrait dans la chaudière pour sertir les tubes et resserrer les boulons, tant le matériel était obsolète. On disait de la
distillerie Damoiseau, à une époque, qu'elle était "attachée avec des fils de fer".
Puis l'aisance est venue, les 250 millions de francs empruntés par le père ont été remboursés à la BNP et au Crédit guadeloupéen. A l'époque, on travaillait à la confiance avec les banquiers. Entre
soi. Le patrimoine a prospéré. "Ma mère est née Dormoy. Nous sommes la seule famille qui ne s'est jamais battue pour les héritages", dit Roger, dont la grand-mère avait pourtant quatorze enfants.
Dormoy, le grand-père, était debout à 4 heures tous les matins. Il fallait bien cela pour s'occuper de Bois Debout, l'immense propriété, sur la commune de Capesterre, non loin des chutes du Carbet.
"Elle partait d'en haut et elle allait jusqu'à la mer", dit Roger. De la banane, de la canne, à perte de vue.
Bellevue, l'"habitation sucre" que les Damoiseau ont occupée après la naissance de leurs deux premiers enfants, où se trouve la distillerie, non loin du Moule, est bien plus modeste. Cela reste une
belle maison créole, en bois, avec des baies traditionnelles à jalousies, désormais agrémentée d'une piscine. A l'entrée campe un vieux moulin, surmonté d'un écusson grossier, tout érodé. A propos
des "habitations", Auguste Cochin disait : "des prisons sans murailles, des manufactures odieuses produisant du tabac, du café, du sucre et consommant des esclaves" (Histoire de l'abolition de
l'esclavage, 1861).
"Le LKP a raison"
Cette histoire-là, Jacqueline et Roger veulent la laisser aux oubliettes. "C'est du passé, dit Jacqueline. Nos ancêtres ont peut-être été des serfs." Elle se rappelle en revanche ses discussions
sur l'esclavage avec l'une de ses amies noires, qui avait fini par lui lâcher : "Damoiseau, tu ne peux pas comprendre." Roger a une anecdote, dont on sent qu'elle a beaucoup servi. Ce genre de
récit qui édifie les familles et que l'on se transmet de génération en génération. Invité à Lille, le père Damoiseau avait entendu : "On dit que vous êtes racistes aux Antilles." Il avait répondu
que, chez lui, les contremaîtres guadeloupéens, martiniquais ou indiens, étaient invités aux noces. Mais dans les banquets de la bourgeoisie des grandes filatures, il n'avait jamais vu un employé,
même blanc.
Hervé, 48 ans, l'un des fils de Roger et Jacqueline, a repris la distillerie. Il s'agace de la vision que les médias ont des békés. On a fait des gorges chaudes, sur les ondes, de son "étang
privé", à Bellevue. Une réserve d'eau pour les pompiers, couverte de jacinthes d'eau "qui filtrent tout, même l'acide". La distillerie est à deux pas de la maison. Des cuves extérieures et certains
hangars sont recouverts d'une fine pellicule noire. "C'est la réaction chimique de l'alcool et du calcaire", qui produit un champignon et donne son goût au rhum. A l'intérieur, l'un de ses frères,
en pantalon de travail déchiré, clé à mollette en main, tâte, visse, bichonne, l'outil de travail. Une machine tchèque, fabriquée au Pakistan, montée en Guadeloupe "et exploitée par des békés",
glisse Hervé Damoiseau.
Depuis le 20 janvier, elle est à l'arrêt. Les ouvriers restent chez eux. Quand ils sont là pour le piquet de grève, il lui arrive d'aller boire un coup avec eux. Hervé Damoiseau pense que "le LKP a
raison. La vie est trop chère". Comme Elie Domota, il fulmine contre la société de consommation et s'énerve contre ceux qui vivent dans une case et s'achètent un 4 × 4.
Son père a fini de rembourser les dettes de la distillerie en 1980. Jusque-là, ils n'ont pas acheté une pièce neuve, glanant ce qu'il fallait ici ou là dans des distilleries abandonnées. Il lance :
"N'oubliez jamais que je ne suis qu'un paysan qui a réussi." Comme son arrière-grand-père, il se lève tous les matins à 4 heures. Il se couche très tôt et s'endort à table. La nuit, il rêve qu'il
se retirera "dans une chaumière dans le Sud-Ouest, là où on bouffe bien et où on boit bien", là-bas, sur le continent que ses ancêtres ont quitté il y a si longtemps.
Béatrice Gurrey
Békés - Une affaire d'héritage
Pointe-à-Pitre, Fort de France Envoyés spéciaux
Derrière les revendications des manifestants guadeloupéens et martiniquais suppure la plaie jamais soignée de l'esclavage. Habitués à vivre entre eux et dans la discrétion, les békés, descendants
des colons, sont l'objet d'une cabale générale. Eux estiment payer aujourd'hui les méfaits de leurs ancêtres
Assis sous un élégant carbet, dans le souffle de l'alizé, Roger de Jaham, 60 ans, laisse flâner son accent créole pour raconter le camouflet qu'il a récemment subi : " Pour la première fois de ma
vie, un homme que je saluais m'a dit : "Je ne serre pas la main d'un béké." " L'homme a encaissé l'humiliation, retiré sa main.
Il ne se voile pas la face, sait bien le lourd passif historique qui oppose les 3 000 békés aux 400 000 autres Martiniquais. Son ancêtre est arrivé dans l'île en 1635, comme capitaine de la milice.
Il s'est enrichi sur la misère des esclaves. Un autre aïeul, Octave, a même été jugé pour les mauvais traitements qu'il infligeait à ses serviteurs. Le descendant a déniché récemment les minutes du
procès dans des archives. " On ne parlait pas de l'esclavage à la maison. Pour nous aussi, c'était un poids. "
Mais aujourd'hui, c'est comme si rien n'avait changé. Exploiteur, affameur, raciste, endogame : Roger de Jaham ne comprend pas l'opprobre que subit actuellement sa communauté aux Antilles, hurle à
" une sacrée cabale ". " Nous sommes des boucs émissaires, estime-t-il. Les grévistes, les médias et jusqu'au président de la République ont pris pour cible les békés. " A ses côtés, son frère
Claude, 65 ans, veut croire qu'il ne s'agit que d'un sale moment à passer : " Je pense que ça va s'apaiser mais dans la douleur, dans le ressentiment. Ça va laisser des cicatrices. "
A Cap-Est, le lieu de résidence favori des Blancs créoles de Martinique, les belles villas dominent les eaux turquoise, leurs hauts murs protégeant des curieux et des jaloux. Des routes en
cul-de-sac, où ne se rendent que ceux qui y ont à faire, mènent à cet éperon, surnommé " Békéland " par les insulaires. Ici, pendant la grève générale, on s'est caché, plus encore que d'habitude.
Des patrouilles de police ont été renforcées.
On a beaucoup parlé des békés ces dernières semaines. En mal ou en bien, la communauté n'aime pas ça. Elle est par nature discrète, éprise de secrets même, consciente que sa bonne fortune suscite
la jalousie. C'est un mode de survie, un gage de durée. " Il ne faut pas se montrer arrogants, ostentatoires, résume Claude de Jaham. Il faut rester à sa place comme nous l'avons fait depuis trois
cent cinquante ans. "
Les Jaham sont parmi les rares qui acceptent de parler. Difficile dans cette atmosphère de camp retranché d'obtenir des confidences. " Actuellement, c'est chaud brûlant. Je ne préfère pas
m'exprimer, attendre que ça se tasse ", explique un habitant avant de raccrocher brutalement le téléphone.
En Guadeloupe, la tension a été plus palpable encore. La foule a applaudi au rappel de la guillotine révolutionnaire qui a raccourci bien des colons à partir de 1793. Sur la marina de
Pointe-à-Pitre, amarré en face de l'Islet, où vivent les békés de Grande-Terre, un Pursuit, de 36 pieds et 4 couchettes, est resté un mois paré à lever l'ancre, avec à bord de l'eau douce et des
vivres. Le bateau appartient à un Blanc créole qui préfère rester anonyme. Sa famille est réfugiée en métropole, elle a fui la " révolution " d'Elie Domota, le porte-parole du Liyannaj Kont
Pwofitasyon (LKP). Dix fois par jour, le chef de famille resté sur place a tanné un ami : " Tu crois que je dis à Geneviève de rester en France ? "
La caste en a vu d'autres, pourtant. Depuis le début de la colonisation, les familles possédantes des Antilles ont connu bien des révoltes d'esclaves, bien des jacqueries d'ouvriers agricoles, des
grèves d'usines, des blocages de centres commerciaux. Elles ont à chaque fois laissé passer ces cyclones, négocié ou fait donner les " moun bleus ", gendarmes et policiers. Il y a eu des morts et
des augmentations de salaires. Puis tout est rentré dans l'ordre. Le leur.
Les Hayot, Despointes, Loret, Barbotteau, Vivies, Reynal, Lucy, Aubéry règnent sur l'économie des îles depuis toujours. Ces descendants d'aventuriers, de cadets de famille désargentés ou même de
relégués de justice ont fini par former une aristocratie qui est arrivée jusqu'à nous comme un anachronisme. Ils ont été payés pour libérer leurs esclaves en 1848, ont survécu aux crises agricoles,
en partie grâce aux aides de la métropole. Ils ont su rebondir à chaque mutation de la société antillaise, se trouver avec un savoir consommé là où était l'argent, là où tombaient les subventions
d'un Etat qui les a toujours jugés comme ses meilleurs relais. L'esclavage a disparu mais ils sont restés les maîtres, de père en fils.
" Les békés étaient considérés comme une donnée sociale incontournable, aussi évidente que le fait qu'il y ait des riches et des pauvres ", constate André Lucrèce, sociologue et écrivain. " C'était
un tabou, au sens fort ", lévy-straussien " du terme ", explique l'écrivaine Suzanne Dracius. Cette femme métisse, qui a longtemps vécu en métropole, avait osé dénoncer dès les années 1980
l'omnipotence et les moeurs de ce groupe, dans ses romans et ses interviews. L'impudente se souvient de l'air condescendant et admiratif, du paternalisme grondeur avec lesquels ses propos
finalement sans importance avaient été accueillis.
Le mouvement social a ôté les inhibitions du reste de la population. A la préfecture de la Martinique, un manifestant abîmé de fatigue et d'un peu d'alcool invectivait les négociateurs patronaux :
" Les békés, vous êtes des malpropres ! Cela fait trois cent cinquante ans que vous nous exploitez, ça suffit ! Nous ne sommes plus vos esclaves. Donnez-nous ce que vous nous devez ! " Dans les
cortèges de Pointe-à-Pitre ou de Fort-de-France, l'antienne chantée en créole a été la même. " La Guadeloupe - ou la Martinique - est à nous, la Guadeloupe - ou la Martinique - n'est pas à eux. Une
bande de profiteurs et de voleurs. Nous allons les mettre dehors. " " Eux, c'est les békés bien sûr, ceux qui possèdent tout ", décrypte une manifestante martiniquaise. La gréviste s'emporte contre
cette coterie, la rend responsable de la " vie chère ". Mais l'employée préfère ne pas donner son nom : elle travaille au rayon boucherie d'une enseigne tenue par l'un de ceux qu'elle fustige.
Autant de bravades qui prouvent que les temps changent peut-être, en Martinique et en Guadeloupe. " C'est la fin d'un règne, la remise en cause de la mainmise béké ", estime l'écrivain et
sociologue André Lucrèce. Derrières les traditionnelles demandes sur les prix et les salaires, le pouvoir de la communauté est directement, nommément contesté. La dénonciation, même hurlée dans
l'anonymat d'une foule, est une nouveauté. " Avant, on en parlait seulement en famille ", concède un manifestant.
Les Blancs créoles doivent aujourd'hui se justifier en place publique. Ils n'aiment pas ça. Ces habitués de la coulisse, qui financent la vie politique locale et ménagent leurs protecteurs à Paris,
se retrouvent aujourd'hui exposés. Ils y rechignent par atavisme.
Bernard Hayot, la plus grande fortune des Antilles françaises, n'a jamais donné d'entretien aux médias. Attaqué de toute part pendant la grève, il s'est contenté de secs communiqués qu'il a fait
envoyer de son siège social. " Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit ", répète-t-il à ceux qui le pressent de parler.
Ce silence est jugé méprisant quand il semble plutôt embarrassé. " La caste des békés est d'autant plus montrée du doigt qu'elle est absente du débat ", se désole Yvon. Mais, à 50 ans, ce
Martiniquais installé en Guadeloupe préfère lui aussi taire son nom, par crainte des représailles. " Vous me mettriez dans une situation catastrophique ", dit-il. S'ils sont attaqués, c'est que les
descendants des colons ont perdu de leur pouvoir. Leur monopole économique est aujourd'hui entamé par l'arrivée d'investisseurs métropolitains et l'émergence dans les années 1990 d'une grande
bourgeoisie noire, métisse, indienne ou chinoise.
Ils ne sont plus les principaux propriétaires, ils gardent néanmoins une part non négligeable du foncier en Martinique (20 % des producteurs de bananes, blancs pour l'essentiel, assurent 80 % de la
production martiniquaise). En Guadeloupe, les grandes propriétés ont été démantelées après les grandes grèves de la canne dans les années 1970, sur fond de revendication indépendantiste. Mais ils
ont largement tiré profit de la récente spéculation immobilière, revendant avec une jolie plus-value des terrains viabilisés sur les côtes touristiques ou au pourtour des grandes
agglomérations.
Les békés contrôlent une large part de l'import-export, notamment automobile, l'essentiel de l'agroalimentaire et une part non négligeable de la grande distribution. Le Groupe Bernard Hayot, 1,8
milliard d'euros de chiffres d'affaires et 6 000 salariés dans toute la région Caraïbe et jusqu'en métropole, possède des concessions automobiles, des grandes surfaces et assure la
commercialisation de multiples marques internationale. Les Despointes sont quant à eux propriétaires des principales usines de produits alimentaires.
Il n'en fallait pas plus pour que la population les rende responsables d'un coût de la vie en moyenne 30 % à 40 % plus cher qu'en métropole. " On nous dit que les prix élevés sont dus aux frais de
transport. Mais pourquoi les jus fabriqués sur place, le sucre de canne et même les bananes sont plus chers qu'en métropole ? " se plaint une ménagère, en sortant un ticket de caisse.
Le poids réel des Blancs créoles dans l'économie antillaise suscite d'âpres débats. " Huit familles accaparent les richesses ", assure Michel Monrose, président du Collectif du 5 février 2009, qui
anime le mouvement social en Martinique. Leurs détracteurs leur prêtent la haute main sur 80 % des affaires. " C'est 10 % pour faire large ", répond Roger de Jaham. " Ils assurent 30 % du PNB ",
tranche Patrick Lecurieux-Durival, président du Medef martiniquais.
En Guadeloupe, un ancien cadre de l'organisation patronale relativise également : " Il ne faut pas exagérer l'importance des békés, ils ne gardent que des restes. " Le temps où cette coterie
possédait les établissements financiers, aussi bien que les entreprises auxquelles ils délivraient des crédits, est révolu. Une bonne partie de Jarry, la zone industrielle de 300 hectares où se
trouvent le port autonome de l'île, le terminal pétrolier de la Sara et le World Trade Center (le centre des affaires de Pointe-à-Pitre) appartient à des " Français ". 50 % de la valeur ajoutée
produite en Guadeloupe sont dus à des entreprises métropolitaines. L'hôtellerie reste béké mais sous l'enseigne de grands groupes internationaux.
Serge Letchimy, député et maire (Parti progressiste martiniquais) de Fort-de-France, refuse d'entrer dans les querelles de chiffres, les discussions de boutiquiers. Elles masquent l'essentiel à ses
yeux, la vraie puissance des békés. " Ce groupe fonctionne en réseau. Sa domination obéit à des règles complexes, peu lisibles pour un profane, explique-t-il. On n'est plus sur une habitation - une
plantation esclavagiste - où le système économique était clair. Dans l'économie urbaine, le modèle est plus élaboré, les mécanismes de "profitation" plus compliqués. " " Les békés ne se connaissent
pas tous mais ils se reconnaissent ", concède Roger de Jaham. Ils fréquentent les mêmes églises, amarrent leurs bateaux aux mêmes pontons, ouvrent rarement leur maison à qui n'est pas du clan.
Noirs et métis antillais reprochent aux békés cette manière de vivre en vase clos, de se penser en Créoles à part. Il y a aussi cette fâcheuse habitude de dire " les Nègres " qui revient souvent
dans la conversation, sans penser à mal bien sûr. " Le béké est vu comme le possédant, le réactionnaire et celui qui refuse de se mélanger ", constate André Lucrèce. Roger de Jaham dénonce là un
poncif : " Nous sommes cinq frères et soeurs. Nos parents ne nous ont rien laissé, même pas une voiture. J'aimerais bien être héritier et propriétaire de 500 hectares de terre, ainsi qu'on présente
tout béké. " Il rappelle que la communauté compte des éléments modestes, petits fonctionnaires ou marins pêcheurs. Au Cap-Est, à côté des villas imposantes, des maisons plus modestes témoignent de
cette diversité sociale.
Restent des codes communs, immuables. Yvon, le béké de Guadeloupe, se rappelle les recommandations de sa " Da ", la servante noire qui s'occupait de la maison : " Monsieur Yvon, c'est pas votre
place de fréquenter des Nègres. " " Le fils béké qui "fautait" avec une Noire était mis au ban par les autres ", rappelle Roger de Jaham. Une règle qui perdure encore dans certaines familles. Les
arbres généalogiques s'entrecroisent à l'infini depuis les débuts de la colonisation. On est forcément le cousin de quelqu'un. C'est la terreur des mères qui, lorsque leurs filles commencent à
flirter, redoutent la consanguinité.
Tout cela était su mais tu. Alain Huygues-Despointes a levé brutalement l'interdit. Le vieil homme d'affaires, dans un documentaire diffusé par Canal+, a affiché ouvertement son dégoût du
métissage. Le patriarche affirmait vouloir " préserver la race ". Le film a été projeté devant la foule à Pointe-à-Pitre et Fort-de-France. Ce fut un aiguillon supplémentaire à la révolte. " Lui,
il a dit tout haut ce que les autres pensent tout bas ", jurait une manifestante martiniquaise. Roger de Jaham a vu ruiner des années d'efforts pour " réhabiliter le béké " et réconcilier sa
communauté avec le reste de la population. Sur un plateau de télé, en 1998, il avait assimilé l'esclavage à " un crime contre l'humanité ", avant même qu'une loi ne le fasse. Cet aveu prononcé pour
la première fois par un descendant de colon avait fait l'effet d'un coup de tonnerre.
Mais aujourd'hui, derrière les revendications des manifestants, le pionnier constate que suppure la plaie jamais soignée de l'esclavage. A ses yeux, les fils payent aujourd'hui les méfaits des
pères, portent leur lourd héritage. " En 1848, 65 000 esclaves martiniquais ont été libérés sans la moindre exaction. Puis on a mis un couvercle sur le chaudron. Les coutelas sortent cent soixante
ans après. "
Acteur de la grève générale, Georges Mauvois, un professeur d'histoire, estime pour sa part que l'animosité naît plutôt du refus des békés d'intégrer la société métissée des Antilles. " S'ils
persistent à rester entre eux, ils courent au suicide ", estime-t-il. Derrière les murs du Cap-Est, cette théorie va à l'encontre de trois siècles et demi d'habitude.
Béatrice Gurrey et Benoît Hopquin