Rassembler des alliés sur une liste, c’est bien. Rassembler des électeurs sur un programme c’est encore mieux. Rassembler l’ensemble des acteurs d u champ économique et social, c’est une autre «
paire de manches » ! Or, il n’y a pas de démocratie durable sans prospérité équitablement répartie.
L’écrasante victoire de Victorin Lurel dès le premier tout des élections régionales en Guadeloupe ne se mesure pas seulement à l’aune du score obtenu. D’ailleurs, si 56,5% des suffrages exprimés
peut avoir l’air d’un plébiscite, un taux de participation inférieur à 50% n’en fait pas un réel « raz-de-marée » électoral... En mobilisant plus que dans l’hexagone, le scrutin en Guadeloupe a
malgré tout montré le retour d’un intérêt pour la politique. En dépit de leur défiance vis-à-vis d’une certaine catégorie de politiciens, les citoyens sont finalement assez d’accord avec la
célèbre affirmation de Churchill : « La démocratie est le plus mauvais système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire. »
La dynamique du sens
Mais « l’effet Lurel » consiste surtout à avoir lancé une dynamique du rassemblement. Au-delà du réflexe sécuritaire qui aurait fait choisir la stabilité d’une politique déjà expérimentée plutôt
que l’aventure de finalités peu avouables -en tout cas peu explicites- il a su fédérer autour d’un projet détaillé et concret, mais aussi de valeurs clairement affirmées. Il a produit du sens,
dans la double acception de ce terme, de direction à suivre et de signification à intérioriser ou contester.
Ce mouvement de convergence est un processus de la plus haute importance pour l’avenir de notre société et l’avènement d’un peuple reconnu, c’est-à-dire d’abord reconnu par lui-même. Car c’est un
processus constructif, proactif. Il ne dépend plus d’une coalition de dénonciations, d’une expression de protestation ou de révolte, bref d’une réaction. Il n’est plus contingent d’une opposition
à un ennemi tour à tour variable ou obsédant, fantasmatique ou historique, réel coupable ou bouc émissaire sacrificiel.
De l’alliance contre à l’union pour
La belle union du Lyannaj Kont Pwofitasyon reste un moment fort de la prise de conscience collective, mais n’a pas accoucher d’un projet de société entraînant l’adhésion collective. De même le «
tout sauf Lurel » n’a pas fonctionné. A la place c’est un Tous POUR qui a émergé, et c’est tant mieux. Surtout si ce qui a été d’abord un slogan de campagne devient un cri de ralliement drainant
effectivement les acteurs nécessaires à notre réussite collective. En attendant de devenir peut-être un des éléments de la devise d’une nation émergente.
Mais si l’énonciation de valeurs partagées peut permettre de poser de solides fondations, il n’y a pas de société réellement démocratique sans une prospérité suffisamment partagée. Les enjeux
économiques et sociaux sont les matériaux avec lesquels nous devrons bâtir les édifices de notre cité, ou creuseront les fossés où nous engloutirons nos espoirs déçus. Alors, si Victorin Lurel a
su rassembler dans une même équipe et autour d’un même projet l’essentiel des forces de gauche, les Verts, le MODEM et de fortes personnalités de la droite républicaine, s’il a su convaincre une
large majorité des électeurs, il manque encore à l’appel quelques partenaires.
Agrandir le cercle vertueux
Beaucoup d’incertitudes peuvent interférer avec les chantiers qui s’imposent, et relativiser les résultats escomptés. Quel jeu vont jouer les petits patrons, mais surtout ces grands groupes
hégémoniques qui ont leur entrée assurée à l’Elysée ? Quels risques sont prêts à prendre banquiers et investisseurs pour accompagner notre développement économique ? Quel dialogue, quel
partenariat voudront bien entretenir les représentants syndicaux ? Quels changements de comportement voudront bien adopter les Guadeloupéens : voudront-ils consommer « local » même si c’est plus
cher, gèreront-ils avec rigueur leurs déchets à trier, à recycler ? Quels seront les ordres du chef de l’Etat vis-à-vis de députés pas très attachés à des outre mers souvent caricaturés, ou de
fonctionnaires zélés chargés d’appliquer des politiques nationales pas toujours adaptées ou consenties ?
On peut s’attendre à ce que certains commencent par observer, pendant que d’autres imaginent déjà comment saboter, et que d’autres encore planifient comment profiter… Ce qu’ils ont tous en
commun, c’est leur position d’acteurs extérieurs à une Guadeloupe qu’ils pillent ou qu’ils négligent, et parfois qu’ils administrent transitoirement. Pour agrandir le cercle vertueux du
rassemblement pour la construction d’une Guadeloupe plus forte et plus juste, il y a donc beaucoup à faire pour cultiver le sentiment d’appartenance des acteurs de notre société, décideurs ou
consommateurs, citoyens ou entrepreneurs.
L’épreuve de réalité
L’heure n’est plus à additionner des intérêts contradictoires en espérant qu’ils se potentialisent, ou au moins qu’ils ne se neutralisent pas réciproquement. La coalition intéressée ou l’alliance
de circonstance (notamment « contre ») est une bonne arme de guerre, mais sûrement pas une machine à gouverner sagement ou à produire en abondance, ni à fédérer durablement une population pour
accoucher d’un peuple.
Les joutes électorales passionnent. Les tribuns animent les tréteaux, les spectateurs s’assemblent pour un cirque en espérant la mise à mort- symbolique- de leur « tête de turcs » favorites…
Parfois les passions dérapent, et la violence se montre au décours d’un meeting, d’un parking, d’un collage d’affiche. Mais dès le feu de la bataille éteint, surgit le temps de l'épreuve de la
réalité. Complexe, la réalité appelle des réactions diverses, mais surtout la nécessité de différer : les solutions complexes sont rarement immédiates. Si le ciment du projet et des valeurs
n’unit pas les acteurs de la cité, si la conscience de l’intérêt collectif n’est pas entretenue, les conglomérats hétérogènes se transforment vite en blocs en divergence ou en confrontation. Et
les brouilles éclatent inéluctablement, en l'absence d'ennemi commun contre qui continuer à se rassembler artificiellement...
Du rassemblement à l’union
Plus que de rassembler contre un individu, contre une situation partielle, nos dirigeants doivent donc nous unir pour un projet, un destin. Pour une communauté. Car l’union ne relève pas de la
juxtaposition, mais de la mise en commun. Elle exige la cohérence du projet pour assurer l'harmonie de l'action. L'union n'est pas seulement une compilation d'intérêts fragmentaires mais plutôt
la capacité d'exprimer l'unité de conception qui respecte la diversité des formes d'expression.
Cette union c’est celle des acteurs de l’entreprise, où l’interdépendance doit être évidente entre ceux qui mobilisent un capital et ceux qui déploient leur force de travail. Cette union, c’est
aussi celle des acteurs de la consommation, où les consommateurs doivent pouvoir user d’une bonne information pour exiger une qualité alliant respect de leur santé, de l’environnement, préférence
locale, rapport qualité-prix, pendant que les producteurs doivent souscrire à une charte anti-pwofitasyon, et veiller au respect de l’éthique d’un commerce équitable, au développement d’une
économie sociale et solidaire. C’est encore l’union de toutes les composantes d’une population s’enrichissant de ses nuances individuelles, ethniques ou culturelles, et refusant toute forme de
racisme ou de discrimination.
Rassembler encore et toujours
Pour s'unir il faut certainement pouvoir renoncer à quelques projets personnels au profil de l'avènement du projet de la communauté. Pour s'unir, il faut encore que le « chef » accepte de
représenter un groupe au lieu de le contrôler ou l'utiliser. En position de serviteur des citoyens tout au long de son mandat, l’élu doit être convaincu qu’il n’en sera jamais propriétaire. Mais
la perception de l’éphémère d’un mandat ne doit pas conduire à l’obsession de son renouvellement.
L’assemblée régionale vient d’être installée, et elle doit travailler sereinement, en continuant de rassembler les forces vives de la Guadeloupe. Ce seraient des criminels ceux qui n’auraient
déjà que pour horizon la prochaine échéance électorale, les cantonales de 2011, et ils doivent savoir que le peuple les observe. L’heure est au travail et à la réussite, et non pas à la
récrimination et à la revanche.
Certains maires feraient mieux de s’employer à rassembler leur conseil municipal pour faire réussir leur commune plutôt que de créer, entretenir ou aggraver les clivages. La fidélité n’impose pas
la soumission, tandis que la vengeance cultive une violence qui ne peut que se perpétuer et, à terme, se retourner contre ceux qui l’ont mise en mouvement. Pourquoi ne pas plutôt promouvoir
l’émulation, et déclarer que l’appel de « tous pour la Guadeloupe » ne doit pas être l’exclusivité de Victorin Lurel, et peut devenir un appel à toutes les bonnes volontés, pour le profit de tous
?
Comme l’ont proposé les deux présidents des collectivités, il faut continuer à élaborer un projet pour la Guadeloupe, par les Guadeloupéens, avec les Guadeloupéens. Un projet fondé sur un nouveau
contrat social visant à inclure tous ceux qui se reconnaissent comme Guadeloupéens, au lieu d’exclure tous ceux qui seraient dénoncés comme différents. Ce n’est sûrement pas facile, mais certains
ont déjà relevé ce type de défi avant nous, notamment Nelson Mandela, qui s’est attaché à transformer en quelques années l’Afrique du sud de l’apartheid en une « nation arc-en-ciel »…
La recette de ce prix Nobel de la paix (1993) est simple, c’est la démocratie, et un travail de « vérité et réconciliation » ? C’est pour lui « Un long chemin vers la liberté » et une volonté :
"Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé."
MICHEL EYNAUD