FRENCH CANCAN
Par Dominique DOMIQUIN
Pour qui pouvait encore en douter, il n’y a pas qu’aux Antilles qu’on aime les kankan. Car c’est un makrelaj de vestiaires, paru en une du journal « l’Equipe », qui officialisa la
bérézina du football français. Evidemment, le foot étant LE sport planétaire, que dis-je, interstellaire, tous les tribuns cathodiques se bousculent sous les projecteurs du Mundial 2010. Sous
couvert d’expliquer l’inexplicable au chauvin basique internationalement humilié, chacun profite des media pour glisser son message idéologique ou pousser son petit pion carriériste. Le beau jeu,
le beau geste ne font pas à eux seuls l’intérêt du spectacle. C’est que le sport, surtout en période de crise, est bien plus qu’un combat de gladiateurs aseptisé. L’Allemagne de Hitler ou le
Zaïre de Mobutu en savaient quelque chose… Les Jeux du Cirque, en plus de distraire le Peuple ou de faire aimer le Prince, théâtralisent la guerre pour les nations comme pour les sponsors. Une
guerre d’images. Patrice Evra, capitaine de l’équipe de France qui se voulait Spartacus mais finit en Guignol, le sait aujourd’hui.
Le peuple de France, longtemps bercé par le fameux « Dormez braves gens, tout est calme », s’estime aujourd’hui grugé. Il demande donc des têtes et veut brûler ses icônes. Se faisant
fort de lui en donner pour son argent, Christophe Dugarry, ancien champion du monde -qui ne fut guère flamboyant en son temps- s’essuie copieusement les crampons sur onze bonshommes à terre.
Pêle-mêle, c’est la bouche d’Anelka, la main de Henry, celles de Domenech, d’Escalettes, de Le Graët ou de Zahia la poule de luxe... Au nom du Prince de fait, Roselyne Bachelot et Rama Yade,
improbables pasionarias des stades, taclent tous azimuts, prêtes à jeter le bébé FFF avec l’eau du bain.
Quand la classe politique s’en mêle, le vaudeville devient une affaire d’Etat. À droite, on tient la preuve du recul des valeurs traditionnelles « travail, famille, patrie ». A gauche,
c’est la faute du pognon. Pour les racistes, c’est évidemment les immigrés, les jeunes caïds des cités (la violente réaction des supporters algériens à Paris lors de la défaite de leur équipe
nationale risque, hélas, d’alimenter cette thèse). Gageons que ce sera bientôt la faute de l’islam ou que les antisémites ressortiront les « Protocoles des Sages de Sion ». La recherche
du traître ou du bouc émissaire sont de grands classiques en temps de crise. Cependant une question surnage : Cet échec « Black-Black-Black » reflète-il celui de la société
française en 2010 ? La réponse varie selon qu’on pense ou non que la victoire « Black-Blanc-Beur » de 1998 prouvait la réussite du modèle d’intégration à la française.
En réalité de quoi parle t’on ? Du délitement du lien social. De la désobéissance civile. Du refus de la hiérarchie et de l’autorité. Du copinage et de la cooptation institutionnalisés. De
la race et de « l’identité nationale ». Du refus d’assumer les responsabilités. Du fossé intergénérationnel. De la culture de la grève. De la faillite des institutions. De la mal
gouvernance. Du triomphe de l’individualisme forcené, du fric fou et de l’ultralibéralisme. De la nécessité de plus d’Etat. De la liberté de la presse. Du manque de déontologie des media. Du
retour des extrémismes favorisés par la crise. Du refus de la France d’assumer son Histoire coloniale… Bigre ! On se croirait en Guadeloupe !
En pleine réforme des régimes de retraite, la fébrilité de la société française inquiète jusqu’au sommet de l’Etat. Signe des temps, afin d’entendre Thierry Henry, l’Elysée décale une réunion sur
le volet humanitaire du G 20 au détriment de trois ONG… Tout ça d’affaires pour 22 types qui courent après une boule ? De toute évidence, le débat social et/ou sociétal s’invite
partout, quitte a emprunter des chimen chyen.
Une France en quête de sens dans un monde qui perd la boussole ? Pourtant, la crise planétaire que nous vivons n’en est probablement qu’à ses balbutiements. Crise financière, économique,
écologique, sociale, sociétale, morale, idéologique, spirituelle… Les vieux discours prêts-à-porter, prêts à digérer s’enlisent. L’an 2000, ce XXIe siècle dont on nous rebat les oreilles depuis
plus de cinquante ans semble vouloir tenir au moins l’une de ses promesses : celle de la fin des cycles. Notre société occidentale (avouons-le plutôt riche, bien que vivant à crédit) friande
de garanties, obsédée de sécurité, de non-souffrance, va devoir vivre un certain temps avec l’idée terrible, angoissante, qu’il est impossible de savoir de quoi sera fait demain. Pour qui veut
bien le voir, l’Homme Mondialisé pilote à vue. La planète entière vit une Période de Transitions… Et pourtant, elle tourne !
A vrai dire, la chute sans fin de l’équipe de France est inintéressante en soi. Démocratie d’opinion et médiacratie obligent, le vrai spectacle, le vrai divertissement est plutôt celui des remous
que suscite la déconvenue des Bleus. La machine médiatique, qui grossit tout, s’emballe et s’auto alimente : La France n’étant plus en lice, il faut tenir le public en haleine jusqu'à la fin
de la compète. En pleine réforme des retraites, il faut remplir le vide et respecter l’engagement envers les annonceurs d’exposer le consommateur à leur publicité.
Donc, rien n’est anodin. Pour coller à l’actu, on traque le moindre toussotement des protagonistes d’un mauvais mélo. Le moindre battement de paupière de Domenech fait l’objet d’une thèse. Le
cancan s’ajoute au cancan. On obtient ce système où l’infinie mise en abîme, l’amplification par résonance d’un simple fait divers finit par rendre grotesques les acteurs comme les commentateurs
(la présente chronique n’échappe donc pas à la règle). Une autre crise dans la crise se profile donc : celle de la lente décrédibilisation du quatrième pouvoir, du moins tel que nous le
connaissons.
C’est que la presse traditionnelle est elle aussi en mutation profonde. En plus de la concurrence des journaux « gratuits », du foisonnement des blogs et des réseaux sociaux, La
technologie et le multimédia font de l’homme de la rue un « inform’acteur» en puissance. Avec plus d’impact que PPDA, Ruppert Murdoch et Dan Rather réunis, Ti-Sonson, armé d’une caméra
intégrée à son cellulaire peut à tout moment tenir un scoop ou « faire le buzz » ! La presse traditionnelle « s’internetise ». Les pros doivent suivre le rythme et n’ont
plus forcément le temps de trier, de recouper l’info ou d’aller « au fond ». La fameuse maxime « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse ! » enseignée dans
toutes les écoles de journalisme voit sa logique poussée à l’extrême. L’info devient officiellement un produit de consommation.
Sic transit gloria mundi, en Afghanistan, un haut gradé de l’armée vaguement éméché se confie : Il trouve que Barrack Obama (son commandant en chef) n’est qu’une brêle… L’info fait le tour
du monde en 80 dixièmes de secondes et le président des Etats-Unis d’Amérique est ridiculisé comme n’importe quel collégien victime de happy slapping. On peut parier sans trop de risques que
l’une des préoccupations actuelles des puissants est sans doute le contrôle de la furieuse liberté que permet cette « chose » rapide, mouvante, imprévisible qu’est Internet. En un
« clic » peut jaillir à tout instant le meilleur comme le pire dont est capable l’être humain.
Mais tandis qu’en France on danse le cancan, quid de l’Afrique du Sud ? Nous avons tous en mémoire les tensions bien réelles, jamais apaisées que le meurtre de Eugène Terreblanche (afrikaner
farouche partisan de l’apartheid) par deux employés Noirs avait remises en lumière. En quoi cette formidable exposition médiatique aura-t-elle fait évoluer le sort du Sud-Africain moyen ?
L’hymne de la Coupe du Monde « It’s Time For Africa » a-t-il servi le continent africain ou la carrière de la chanteuse Shakira ? Une fois démonté le grand chapiteau du ballon
rond, l’essaim de sauterelles plasmiques ira se poser sur un champ HDMI plus porteur au Dolby Surround plus vendeur. Mais quid et re quid des tensions raciales et sociales à Pretoria ? Quid
des ghettos de Soweto ? Nelson Mandela, âgé et très fatigué garde une grande autorité morale sur son pays. Mais songeons à ce qu’il advint en Inde après la mort de Ghandi qui incarnait, lui
aussi, la liberté, l’union et la tolérance pour tout un peuple. Ne risque t’on pas une explosion de violence à la disparition du mythique leader de l’ANC ?
Dominique DOMIQUIN
Grand-Bourg, le 28 juin 2010