TRIBNUNE LIBRE VERTIGE DU VIDE
Par Michel EYNAUD
La vie citoyenne de la Guadeloupe consiste trop souvent en formules toutes faites, en promesses ronflantes, en slogans faciles. On se gargarise, mais au fond « tout pawol, sé
van » !
Beaucoup de tribuns ont le sens de la formule, et beaucoup d’acteurs de la vie politicienne sont plus comédiens que politiques. Les formes sont ronflantes, les anecdotes sont savoureuses,
les péripéties des alliances et des désamours toujours renouvelées, mais le point commun de tout cela c’est bien souvent le vide vertigineux des contenus. Vide d'idées, vide de repères, vide de
démocratie. Le constat est accablant, et les solutions sont rares. Car peu d’acteurs de notre vie sociale échappent à ce vertige du vide.
Le vide patronal
Bien des patrons ne rêvent que de dérèglementation pour diminuer le coût du travail, pas forcément dans le but d'embaucher… Le code du travail et les conventions collectives leur apparaissent des
obstacles archaïques, et le syndicalisme insupportable. La paix sociale est pour eux fondée sur le profit et le paternalisme, et mieux vaut perdre son entreprise que discuter… Le dialogue social
réussi, ce seraient pour eux des cadres recrutés par copinage (ou mieux : dans la famille) et obéis, des délégués du personnel aux ordres, et des personnels soumis car exposés à
l’incertitude d’emplois précaires.
Ils rêvent d’un monde délivré des frontières, des taxes, des syndicats, des charges sociales, des impôts, des règles de protection sociale. Avec eux, la libre-entreprise c’est le champ vide d’un
marché livré à ses jeux de main invisible, et surtout pas de régulation ou de limites.
Le vide syndical
Pour la plupart des syndicalistes, les combats consistent donc à résister à une érosion permanente de droits toujours remis en question. Le quotidien, c’est le vide de l’insécurité de l’emploi,
de la fongibilité des budgets, des concentrations, des redéploiements, des délocalisations, et aussi des mises au placard. Mais quelques autres rêvent surtout d’avantage acquis ou à acquérir,
coûte que coûte, et quelles qu’en soient les conséquences. Pas forcément pour produire de la richesse commune...
Ils n’hésitent pas à vider de toute cohérence leur discours, demandant l’application des règles nationales tout en défendant les spécificités locales. Mais au fond c’est la réponse du berger à la
bergère : c’est aussi le jeu de l’Etat que de nous imposer les règles nationales quand ça l’arrange, et de nous renvoyer à nos particularités pour nous imposer des discriminations. La
privation du droit au RSA en Guadeloupe en est une magnifique illustration.
C’est que pour les syndicats comme pour l’appareil d’état, parler d’avenir, c’est aussi parler politique autant que de sous, et il y a beaucoup de non-dits dans des projets politiques qui ne
s’avouent pas mais qui polluent les négociations et détournent les compromis… Quand aux caisses, elles sont vides : le bouclier fiscal et les spéculations des banquiers les ont
nettoyées.
Le vide politique
Il faut avouer que ceux chargés de proposer un projet politique explicites ne sont pas les plus efficaces en la matière. Le président de la République ne donne pas le bon exemple : volant de
fait divers en fait divers, il communique chaque fois qu’il peut. En général pour annoncer des lois, comme si remplir le journal officiel de textes inappliqués (et souvent inapplicables) pouvait
changer la réalité. On peut s’étonner qu’il n’y ait pas encore promis des lois pour interdire les éruptions volcaniques et les nuages de cendres sur la Caraïbe ou sur l’Europe, proscrire la
pauvreté, prohiber la folie, etc.
Localement, on a parfois le plus grand mal à suivre les péripéties des alliances et des trahisons au sein des clans qui s’affrontent. Quand il y a fidélité, c’est rarement à des
idées ! Au royaume du clanisme, on y « possède » un électorat, on s’y vante d’y faire élire qui on veut, et tous les moyens sont bons pour s’arranger entre copains, entre coquins,
ou avec ses « clients ».
Les Présidents des collectivités majeures nous ont quant à eux promis une large réflexion sur un nouveau contrat social, sur un projet pour la Guadeloupe : il faut s’y mettre ! Dans le
cimetière des intentions reposent déjà l’appel de Basse-Terre, ou les Etats généraux de l’outremer… et quelques autres. La Guadeloupe a besoin de changement autant que de stabilité, chacun le
sait… et le vide de projet serait un terrible poison mortel.
Le vide médiatique
Dur dur de faire un journal en Guadeloupe ! Certes, pendant que certains hebdomadaires passent ou trépassent, le Progrès Social continue son œuvre d’analyse et de propositions, de critique
et de réflexion. Mais que c’est difficile d’être un éditorialiste indépendant, quand les annonceurs menacent de retirer leurs contrats à une radio privée quand on leur déplait. Que c’est
difficile de faire de la télévision, quand la principale chaîne privée est suspendue aux attendus d’un prétoire, avec ses journalistes muselés car sans outils de travail.
Ce ne sont pas les feuilles de choux idéologiques qui ressassent les mêmes dogmes depuis toujours qui peuvent combler le vide sidéral d’une information riche et diversifiée : avec elles tout
est connu à l’avance, chacune a son dogme absolu ou sa tête de turc à abattre. Heureusement il y a internet et ses blogs, qui nous apportent leur lot de libre parole… et d’indiscrétions…
La politique, antidote du vide
Il est plus que temps de réagir, et d’échapper au vertige du vide pour s’adonner plutôt au verbe créateur. A une parole créatrice de projet, de lien, de mouvement, de développement. Pour
progresser il faut se remettre en question, débattre. Politiquement, démocratiquement. Pourquoi ne pas lancer le processus dont le Congrès des élus avait arrêté la méthode dans sa réunion du 24
juin 2009 ? Rappelons-la :
« Considérant le contexte de crise économique mondiale exacerbée, dont l’impact au niveau national se fait durement ressentir à l’échelon local,
Considérant les revendications d’ordre économique, social, identitaire et plus largement sociétal, issues du mouvement social qui a traversé la Guadeloupe en début d’année,
Considérant la nécessité de doter la Guadeloupe d’outils et de moyens de tous ordres propres à permettre l’émergence de réponses adaptées au traitement des difficultés et dysfonctionnements
affectant la cohésion sociale et territoriale de l’archipel,
Considérant l’aspiration réitérée du peuple guadeloupéen à être l’acteur premier de sa propre destinée,
Considérant l’impérieuse nécessité pour y parvenir, de déterminer démocratiquement les voies et moyens devant conduire à l’élaboration d’un projet guadeloupéen de société partagé,
PROPOSE
ARTICLE 1 - Les instances d’élaboration du projet de société
De mettre en place les instances suivantes, en vue de procéder à une large consultation de la population guadeloupéenne et faire émerger un projet guadeloupéen de société :
1°) Le comité guadeloupéen du projet
2°) Le comité communal du projet
3°) Le comité de territoire du projet
Ouvrir la voie à une démocratie participative maîtrisée, complémentaire d’une légitime démocratie représentative, serait une saine initiative. Ceux qui ne voudraient pas l’entendre feraient le
lit des futures explosions incontrôlées. Pour cela, encore faut-il peut-être rendre plus fluide et plus dynamique la démocratie représentative, trop souvent cramponnée aux enjeux des échéances
électorales successives. Ce serait assez simple : il faut en finir vraiment avec le cumul des mandats. Trop de mandats électoraux en même temps, officiels ou officieux, ou trop de mandats
successifs est meurtrier de la démocratie. Il faut en finir avec la personnalisation et la possession du pouvoir, au profit de la circulation de la parole et de la représentativité.
L’information comme vaccin contre le vide
Quand la rue remplit le vide laissé par le déficit de démocratie, c’est d’abord pour créer de nouveaux espaces de paroles. Paroles vraies et non plus confisquées ou convenues. Mais aussi paroles
vengeresses ou régressives. Mais ni la frustration, ni la haine ne sont des fatalités, ni la dictature ni l’impuissance ne sont l’unique alternative. Il faut seulement s’acharner à multiplier les
contre-pouvoirs et à tenter de les équilibrer au sein d’une société productrice de liens et de valeurs, génératrice de sens. Pour cela il est urgent de défendre et renforcer le contre-pouvoir des
médias. L’éclosion d’une pensée aussi libre que critique, aussi créative que rigoureuse, est une nécessité absolue pour se libérer des compromissions mafieuses de la logique clanique, ou des
soumissions désespérée à la fatalité post-coloniale mais surtout néo-libérale.
Le grand vide civique de la Guadeloupe ne saurait se remplir seulement de la rhétorique hypnotique de ceux qui tirent les ficelles pour leur plus grand profit, ni du bruit des bottes sécuritaires
que l’on envoie aux mécontents, ni des délires sectaires de ceux qui réservent le bonheur à l’au-delà.
C’est notre travail, celui de tous les médias dignes de ce nom : fédérer tous ceux qui aspirent à une liberté de pensée et de parole qui se nourrit de diversité autant que d’universalité,
qui militent pour une réelle démocratie permettant l’éclosion de valeurs humanistes. Tous ceux qui s’engagent pour tenter de remplacer le vertige par le progrès, le vide par le débat…
Progrès Social daté du 8 mai