Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article
61 de la Constitution, la loi de réforme des collectivités territoriales.
SUR LA PROCEDURE
Les griefs procéduraux concernent les articles 1er A, 1er bis B de la loi d’une part (A), et 1er B d’autre part (B).
Sur les articles 1er A, 1er bis B et 35 de la loi
Initialement, outre la loi de réforme des collectivités territoriales qui vous est ici déférée, ce sont trois projets de loi concernant l’élection des élus régionaux et départementaux qui ont été
déposés sur le bureau du Sénat le 21 octobre 2009 : le projet de loi n° 61 relatif à l’élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale, le projet de loi
organique n° 62 relatif à l’élection des membres des conseils des collectivités territoriales et des établissements publics de coopération intercommunale, ainsi que le projet de loi n° 63
organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, lui seul ayant pour le moment été adopté le 16 février 2010.
En outre, un projet de loi sur la clarification des compétences et des cofinancements des collectivités territoriales était annoncé par le gouvernement, et conformément à l’article 35 du projet
de loi initiale tel qu’adopté en première lecture par le Sénat, aurait du être adopté dans un délai de 12 mois à compter de la promulgation de la présente loi ; le texte se contentant alors
de fixer les principes auxquels devraient obéir la future répartition des compétences. L’exposé des motifs précisait quant à lui que la future loi ferait « l'objet d'un travail
interministériel et d'une concertation étroite avec l'ensemble des associations nationales d'élus ».
Ce n’est toutefois pas ce qu’il advint. Ce qui devait conformément aux engagements du gouvernement faire l’objet de projets de lois spécifiques, l’élection des conseillers territoriaux d’une
part, et la répartition des compétences des collectivités territoriales de l’autre, ont finalement été adjoints au projet de loi sur la réforme des collectivités territoriales par voie
d’amendements à l’occasion de la première lecture à l’Assemblée nationale.
Des amendements gouvernementaux ont ainsi été déposés en Commission des Lois en application de l’article 88 du règlement de l’Assemblée nationale. En d’autres termes, alors que le gouvernement
s’était opposé en première lecture au Sénat à tout amendement concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux – à l’exception d’un amendement non normatif indiquant les principes
auxquels devrait se conformer leur élection – précisément au motif que cela relevait du projet de loi n° 61, c’est ce même gouvernement qui a introduit un amendement insérant un article 1er A aux
termes duquel : « Les conseillers territoriaux sont élus au scrutin uninominal majoritaire à deux tours selon les modalités prévues au titre III du livre Ier du code
électoral ». Selon le même procédé, il a introduit avec l’article 1er bis B un tableau fixant le nombre de conseillers territoriaux par départements et par régions.
Saisie du texte ainsi modifié à l’issue du vote de l’Assemblée nationale en première lecture, la Commission des Lois du Sénat avait dans un premier temps supprimé ces dispositions, considérant
précisément que « les dispositions relatives au régime électoral des conseillers territoriaux avaient été introduites par l'Assemblée nationale, alors même que le gouvernement s'était engagé
à les soumettre en premier lieu au Sénat et qu'il avait rejeté, au cours de l'examen du projet de loi de réforme des collectivités territoriales en première lecture, l'ensemble des amendements
portant sur les questions électorales au motif que celles-ci devaient être traitées dans un projet de loi séparé » (rapport n° 559 (2009-2010) du 16 juin 2010, pp. 30-31).
Puis à l’occasion de l’examen des amendements extérieurs la même Commission des Lois a finalement donné son accord à un amendement du gouvernement rétablissant le mode de scrutin des conseillers
territoriaux tel qu’adopté par l’Assemblée nationale, et adopté un amendement de son Rapporteur répartissant les conseillers territoriaux par département et par région. L’amendement sur le mode
de scrutin fut ensuite rejeté en séance publique. En revanche le Sénat a bien adopté un tableau modifié de répartition des sièges des conseillers territoriaux.
En deuxième lecture, l’Assemblée nationale a rétabli le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour l’élection des conseillers territoriaux. Elle a également voté le tableau de
répartition des sièges tel qu’il avait été adopté par le Sénat.
Par ailleurs, la Commission des Lois de l’Assemblée nationale avait également, mais de sa propre initiative, adopté, des amendements modifiant l’article 35 initial, et visant à déterminer les
compétences respectives des collectivités territoriales. Le Sénat en seconde lecture a supprimé cette disposition. L’Assemblée nationale en deuxième lecture l’a quant à elle rétabli.
A l’issue de la Commission mixte paritaire les amendements concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux, le tableau de répartition des sièges, et la répartition des compétences
entres les collectivités ont finalement été adoptés et votés par les deux chambres.
Les auteurs de la saisine considèrent que ces amendements ont été adoptés au terme d’une procédure irrégulière dont vous êtes le gardien, puisque selon une jurisprudence constante, il vous
appartient non seulement de vous prononcer sur la conformité des dispositions de la loi à la Constitution, « mais encore d'examiner si elle a été adoptée dans le respect des règles de valeur
constitutionnelle relatives à la procédure législative » (75-57 DC du 23 juillet 1975, cons. 1).
Or s’agissant ici des trois articles contestés, les requérants considèrent qu’ils ont été adoptés au moyen d’un détournement de procédure, soit, selon les termes d’Odile DE DAVID
BEAUREGARD-BERTHIER, d’un « vice de procédure aggravé, consistant en la substitution volontaire à une procédure régulière d’une autre procédure plus expéditive, mais inapplicable à
l’opération poursuivie, dans le but d’éluder certaines garanties ou formalités » (« Le contrôle du détournement de procédure en matière d’élaboration des lois », R.F.D.C., 2009, n°
79, p. 453).
En effet, le choix de procéder à ces adjonctions par voie d’amendement a abouti au contournement des exigences constitutionnelles normalement applicables : à savoir la consultation
obligatoire du Conseil d’Etat (1), la priorité sénatoriale sur les projets de loi concernant les collectivités territoriales (2), et l’exigence de procéder à une étude d’impact (3).
Les requérants n’ignorent pas que, jusqu’à présent, vous ne vous êtes pas fait, tout au moins expressément, le juge du détournement de procédure. Néanmoins comme a pu le relever Odile DE DAVID
BEAUREGARD-BERTHIER, il ressort de votre jurisprudence que « le détournement de procédure pourrait être indirectement sanctionné […] sous couvert d’un vice de procédure » (op. cit., p.
465). La décision que vous avez rendue concernant la loi relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen dans laquelle vous avez censuré une disposition
du projet de loi au motif qu’elle n’avait pas été soumise au Conseil d’Etat illustre parfaitement cette censure indirecte du détournement de procédure (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons.
5-9).
Il est d’ailleurs indiqué dans le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel sous votre décision sur la loi relative aux organismes génétiquement modifiés qu’était réservée
« l’hypothèse d’un éventuel détournement de procédure » (n° 25, p. 5). Vous avez en outre utilisé ce terme dans une décision concernant une modification du règlement du Sénat qui
interdisait tout sous-amendement qui aurait pour effet de « contredire le sens » de l'amendement auquel il s'appliquait. Vous avez en effet considéré que cette interdiction ne remettait
pas en cause le droit d’amendement, « droit qui consiste à pouvoir proposer la modification et non, par un détournement de procédure, l'annulation d'un texte soumis à la discussion d'une
assemblée » (73-49 DC du 17 mai 1973, cons. 8). Aussi les auteurs de la saisine vous demandent-ils d’accepter de prendre en considération le détournement de procédure qui a abouti à
l’adoption des articles en cause.
En tout état de cause, vous ne manquerez pas de constater que les irrégularités commises à l’occasion de l’adoption des trois dispositions disputées ont un « caractère substantiel de nature
à entacher de nullité la procédure législative » (93-329 DC du 13 janvier 1994, cons. 22 et 94-334 DC du 20 janvier 1994, cons. 6), et ont manifestement eu « pour effet d'altérer la
clarté et la sincérité des débats » parlementaires dont votre haute juridiction est également la garante (2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 9), et « sans lesquelles ne seraient
garanties ni la règle énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : " La loi est l'expression de la volonté générale... ", ni celle
résultant du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, en vertu duquel : " La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants... " » (2005-526 DC
du 13 octobre 2005, cons. 5).
Quant à la consultation obligatoire du Conseil d’Etat
Conformément au deuxième alinéa de l’article 39 de la Constitution « Les projets de loi sont délibérés en Conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat ». Vous avez déduit de cette
disposition que, « si le Conseil des ministres délibère sur les projets de loi et s'il lui est possible d'en modifier le contenu, c'est, comme l'a voulu le constituant, à la condition d'être
éclairé par l'avis du Conseil d'Etat » et que, « par suite, l'ensemble des questions posées par le texte adopté par le Conseil des ministres doivent avoir été soumises au Conseil d'Etat
lors de sa consultation » (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 7). Ce qui vous avait amené à conclure que la modification d’un projet de loi après son examen Conseil d’Etat et avant sa
présentation en Conseil des Ministres avait « été adoptée selon une procédure irrégulière » (cons. 8).
A cet égard, les sénateurs requérants n’ignorent pas votre décision selon laquelle « le deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution n'impose la consultation du Conseil d'Etat et la
délibération en conseil des ministres que pour les projets de loi avant leur dépôt sur le bureau de la première assemblée saisie et non pour les amendements » (2006-535 DC du 30 mars 2006,
cons. 8). Mais ils n’ignorent pas non plus que, si « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels supposent que soit
pleinement respecté le droit d'amendement conféré aux parlementaires par l'article 44 de la Constitution, et que parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures
mises à leur disposition à ces fins », c’est sous réserve « qu'il ne soit pas fait un usage manifestement excessif de ces droits » (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 3).
Formellement, la détermination du mode de scrutin pour l’élection des conseillers territoriaux ainsi que le tableau annexé ayant été adoptée par voie d’amendement du gouvernement lors de l’examen
du projet de loi en Commission des Lois, il n’y avait pas lieu à saisine du Conseil d’Etat. Mais vous ne pourrez vous contenter de cette solution sans méconnaître la nature particulière de cet
amendement. Il consistait en effet à introduire le contenu d’une disposition qui faisait déjà l’objet du projet de loi n° 61 déposé sur le Bureau du Sénat, et qui plus est, à en modifier
ledit contenu.
Les requérants auraient pu admettre – sous réserve de qui sera dit infra 2 – tout au plus que le gouvernement reprenne par voie d’amendement le contenu du projet de loi n° 61. En effet dans
ce cas, ce projet ayant, lui, été soumis au Conseil d’Etat, le grief tiré du manquement à l’article 39 aurait manqué en fait. Mais il en va là tout autrement. Le gouvernement, après s’être opposé
systématiquement en première lecture au Sénat à tout amendement concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux au motif qu’il faisait l’objet d’un projet de loi spécifique, a non
seulement introduit de sa propre initiative un tel mode de scrutin en première lecture à l’Assemblée nationale, mais de surcroît un mode de scrutin substantiellement différent de celui prévu dans
le projet de loi n° 61. A cet égard, l’altération de la clarté et de la sincérité des débats est manifeste.
Ainsi, le Conseil des ministres a bien été « éclairé » par l’avis du Conseil d’Etat sur un mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour teinté de proportionnelle, mais en aucun cas
sur un mode de scrutin uninominal à deux tours exclusivement majoritaire. Les auteurs de la saisine considèrent que pour agir ainsi, et s’agissant de dispositions qui font déjà l’objet d’un
projet de loi, c’est uniquement sur la base d’un nouveau projet de loi, ou alors d’une « lettre rectificative » que le gouvernement aurait dû agir pour se conformer aux exigences d’une
procédure régulière. Lettre rectificative à propos de laquelle vous avez considéré qu’elle constituait, « non un amendement apporté par le Gouvernement à un projet de loi sur le fondement du
premier alinéa de l'article 44 de la Constitution, mais la mise en œuvre du pouvoir d'initiative des lois que le Premier ministre tient du premier alinéa de l'article 39 de la Constitution »
(2000-433 DC du 27 juillet 2000, cons. 3).
Parce que ces dispositions n’ont pas été soumises pour avis au Conseil d’Etat, formalité possédant au demeurant un caractère substantiel, vous ne manquerez donc pas de constater qu’elles ont été
adoptées à l’issue d’une procédure irrégulière, assimilable en tout point à un détournement de procédure.
Quant à la priorité sénatoriale
Conformément au deuxième alinéa de l’article 39 encore, « Sans préjudice du premier alinéa de l’article 44, les projets de lois ayant pour principal objet l’organisation des collectivités
territoriales […] sont soumis en premier lieu au Sénat ».
Les requérants vous demandent ici de sanctionner la pratique qui consiste à contourner la priorité reconnue au Sénat par la Constitution pour ce qui a trait à l’organisation des collectivités
territoriales. C’est le cas encore une fois de la procédure qui a conduit à l’adoption des articles 1er A, 1er bis B et de l’article 35 par l’Assemblée nationale.
Ces dispositions ont bien pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales (2003-482 DC du 30 juillet 2003, cons. 2). L’article 1er A traite du mode de scrutin pour l’élection
des conseillers territoriaux et de la durée de leur mandat. Le tableau auquel renvoie l’article 1 bis B détermine le nombre de conseillers territoriaux par départements. Et l’article 35 est
relatif aux compétences des collectivités territoriales. Dès lors, ces articles touchent bien à « la composition, au fonctionnement et aux attributions de [leurs] organes » (commentaire
de la décision précitée aux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 15) qui appellent le déclenchement du jeu de l’article 39.
Les sénateurs requérants sont conscients que vous avez considéré que la priorité accordée au Sénat ne pouvait avoir pour conséquence de remettre en cause « le droit d'amendement des membres
du Parlement et du Gouvernement » (2009-594 DC du 3 décembre 2009, cons. 3). Comme il est indiqué dans le commentaire aux Cahiers de cette décision, vous avez estimé que le
« constituant, en adoptant cette mention dans la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, a entendu réserver la possibilité pour les députés comme pour le Gouvernement devant l’Assemblée
nationale de déposer des amendements sur un texte déposé devant le Sénat en application de la priorité posée par la dernière phrase du deuxième alinéa de l’article 39 » (n° 28).
Néanmoins vous devrez encore une fois prendre en compte la nature particulière des amendements dont il est ici question. L’un reprend le contenu, tout en le modifiant, du projet de loi n° 61 sur
l’élection des conseillers territoriaux et le renforcement de la démocratie locale déjà déposé sur le Bureau du Sénat. Les autres portent sur les compétences des collectivités territoriales,
alors que le gouvernement s’était engagée devant le Sénat, et l’avait d’ailleurs inscrit dans son projet de loi initial voté en première lecture par ce même Sénat, à ce que cette question fasse
l’objet d’un projet de loi spécifique ultérieur. Or ce projet aurait nécessairement été soumis en première lecture au Sénat en application du deuxième alinéa de l’article 39.
La Commission des Lois du Sénat a d’ailleurs rejeté les articles 1er A et le tableau de répartition des sièges, en affirmant sa « volonté de protéger les prérogatives de la Haute
Assemblée », et en souhaitant que « le Sénat puisse examiner en priorité, dans un contexte serein, le mode de scrutin des conseillers territoriaux » (rapport n° 559 du 16 juin
2010, p. 30).
Si vous acceptiez que dans une hypothèse pareille, des modifications substantielles qui ont pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales puissent être apportées par voie
d’amendement devant l’Assemblée nationale, cela reviendrait à vider de toute portée normative le deuxième alinéa de l’article 39. Si votre haute juridiction se fait la gardienne scrupuleuse du
droit d’amendement que les auteurs de la saisine ne souhaitent en aucun cas remettre en cause, c’est encore une fois selon vos propres termes sous réserve « qu'il ne soit pas fait un usage
manifestement excessif » de ce droit (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 3).
Or parce que les auteurs de la saisine considèrent que dans le cas d’espèce, il y a eu un usage manifestement excessif du droit d’amendement devant l’Assemblée nationale qui a eu pour effet de
contourner la priorité constitutionnelle accordée au Sénat, ils vous demandent de censurer les dispositions concernées.
Quant à l’exigence d’une étude d’impact
Conformément au dernier alinéa de l’article 39 de la Constitution : « La présentation des projets de loi déposés devant l’Assemblée nationale et le Sénat répond aux conditions fixées
par une loi organique ». Et conformément à l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution :
« Les projets de loi font l'objet d'une étude d'impact. Les documents rendant compte de cette étude d'impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d'Etat. Ils sont
déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent. »
Or une fois de plus, vous ne manquerez pas de constater qu’en utilisant la voie de l’amendement pour l’élaboration des articles 1er A, 1er bis B et 35, les exigences relatives à l’établissement
d’une étude d’impact ont été contournées.
Les requérants admettent volontiers que les projets de loi n° 61, 62 et 63 ont bien fait l’objet d’une étude d’impact commune, procédé que vous avez d’ailleurs validé dans votre décision relative
à la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux (2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 5). De même qu’a fait l’objet d’une étude
d’impact propre le projet de loi qui vous est ici soumis.
En revanche, les éléments essentiels de la loi finalement votée que sont le mode de scrutin pour les élections des conseillers territoriaux, le tableau de répartition des sièges des conseillers
territoriaux par départements et par régions, ainsi que la clarification des compétences entre collectivités territoriales n’ont, quant à eux, fait l’objet d’aucune étude d’impact.
S’agissant du mode de scrutin, l’étude d’impact commune aux trois projets de lois précités a envisagé trois options : un mode de scrutin type « PLM » (Paris Lyon Marseille) ;
un mode de scrutin à « l’allemande » ; et un mode de scrutin mixte associant les modes de scrutin proportionnels et majoritaires. En aucun cas un mode de scrutin majoritaire à deux
tours. Le gouvernement ne saurait dès lors prétendre que l’étude d’impact à laquelle il a procédé pour le projet de loi n° 61 puisse couvrir le mode de scrutin qu’il a introduit par voie
d’amendement. Mais surtout, comment expliquer qu’il ait jugé nécessaire de procéder à une telle étude dans un cas, et pas dans l’autre. Alors qu’il est à tous évident que, comme l’ont montré
MM. Hervé MAUREY et Pierre-Yves COLLOMBAT, l’impact du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours sera tout à fait distinct d’un scrutin majoritaire à un tour avec une dose de
proportionnelle, notamment au regard de la parité, du pluralisme et de la gouvernance ; il appelait ainsi un éclairage spécifique du Parlement (rapport d’information n° 509, fait au nom de
la Délégation aux collectivités territoriales du Sénat, déposé le 27 mai 2010, Le choix du mode de scrutin pour l'élection des conseillers territoriaux : une équation à multiples inconnues).
S’agissant du tableau de répartition des conseillers territoriaux par départements et régions, il n’a tout simplement jamais été présenté dans aucun texte avant que le gouvernement ne
l’introduise par amendement devant la Commission des Lois de l’Assemblée nationale.
S’agissant enfin de l’article 35, l’étude d’impact accompagnant le projet de loi indiquait précisément que cet « exercice de clarification des compétences et des cofinancement entre les
collectivités territoriales s'effectuera dans le cadre d'une seconde loi qui interviendra dans un délai de 12 mois suivant la publication de cette loi. ». Autrement dit, cette étude d’impact
renvoyait à une étude d’impact ultérieure.
Il faut à cet égard rappeler les propos du Ministre de l’Intérieur lors de la discussion générale en première lecture devant le Sénat. Selon ses propres termes, « la réflexion sur la
clarification des compétences et des cofinancements » est un « un chantier qui, à l’évidence, nécessite de prendre le temps de la réflexion et de la concertation, tant il est difficile
et complexe », et qu’ainsi il appartiendra à « un autre projet de loi viendra préciser la répartition des compétences ». Il précisait enfin que : « Pour préparer ce
texte, le Gouvernement entend engager une concertation approfondie, en créant, dans les semaines qui viennent, plusieurs groupes de travail associant des représentants des parlementaires, les
administrations de l’État et les associations nationales d’élus, afin de préparer un avant-projet de loi d’ici à l’été » (compte rendu intégral de la séance du 19 janvier 2010).
Comment dans ces conditions ne pas mesurer combien une étude d’impact eut été à même d’éclairer le Parlement sur un sujet aussi « difficile et complexe », plutôt que de passer par la
voie de l’amendement. L’altération de la clarté et de la sincérité des débats est à nouveau manifeste.
Encore une fois, les auteurs de la saisine ne cherchent pas à remettre en cause le droit d’amendement auquel ils sont particulièrement attachés, mais vous demandent de tenir compte de la nature
particulière desdits amendements dans le cas d’espèce.
Ainsi, parce que vous ne manquerez pas de constater qu’elles ont été adoptées à l’issue d’une procédure irrégulière, assimilable en tout point à un détournement de procédure, ces dispositions
appellent votre censure.
Sur l’article 1er B
Parce qu’il constitue un cavalier législatif (1), et qu’il a été adopté à l’issue d’une procédure pour le moins singulière en CMP (2), cet article appelle également votre censure.
Quant au lien avec le texte initial
L’article 1er B est rédigé en ces termes : « Au huitième alinéa de l’article L. 210‑1 du code électoral, les mots : « au moins égal à 10 % » sont remplacés par
les mots : « égal au moins à 12,5 % ». Article L. 210-1 qui lui-même prévoit que pour l’élection des conseillers généraux « Nul ne peut être candidat au deuxième tour
s'il ne s'est présenté au premier tour et s'il n'a obtenu un nombre de suffrages au moins égal à 10 % du nombre des électeurs inscrits ».
En d’autres termes cette disposition s’applique à l’élection des conseillers généraux, et s’appliquera dès les prochaines élections cantonales de 2011, dès lors que l’article 1er B ne fait
pas partie des dispositions visées à l’article 36 qui ne s’appliqueront que pour la première élection des conseillers territoriaux, prévue en mars 2014 (ce que qu’admet d’ailleurs le
Rapporteur de la Commission des Lois du Sénat dans le rapport n° 559 (2009-2010) du 16 juin 2010, p. 38).
Cette disposition ne figurait pas dans le texte initial déposée au Sénat. Elle a été ajoutée par voix d’amendement en première lecture à l’Assemblée nationale. Or il ne fait aucun doute qu’elle
constitue un « cavalier législatif ». En effet, selon l’article 45 de la Constitution, « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même
indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Vous en déduisez, y compris d’office, qu’une disposition adoptée par voie d'amendement qui ne présente « aucun lien, même indirect, avec celles
qui figuraient dans le projet de loi » initial, a « été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution » (2009-584 DC du 16 juillet 2009, cons. 43).
Il ressort encore de votre jurisprudence, y compris la plus récente, que pour échapper à votre censure, l’amendement en question doit au moins posséder un lien indirect avec l'objet du projet
initial, et les dispositions spécifiques qu'il comporte (2010-617 DC du 9 novembre 2010, cons. 21-25). Or l’objet du projet initial est ici la réforme des collectivités territoriales. Et aucun
des six titres, ni des chapitres, ni encore des dispositions du texte initial ne concernaient ni de près ni de loin le mode de scrutin aux élections cantonales.
Le chapitre premier dans lequel la disposition contestée a été insérée concernait uniquement les conseillers territoriaux. Or la mention faite – non pas d’ailleurs dans le texte initial – dans ce
chapitre à un mode scrutin spécifique à un élu lui-même spécifique ne saurait servir de prétexte à la modification des conditions d’élection des conseillers généraux. Tant que ces derniers
existeront, et ce sera bien le cas encore aux prochaines élections cantonales de 2011, les dispositions concernant leur mode d’élection sont sans aucun lien, même indirect, avec le mode de
désignation des conseillers territoriaux.
Pour cette raison, vous ne manquerez pas de constater que cet amendement a été adopté en contrariété avec les exigences de l’article 45.
Quant au déroulement de la Commission mixte paritaire
De surcroit, les requérants vous demandent de sanctionner les manquements manifestes qui se sont produits à l’occasion de la Commission mixte paritaire du 3 novembre 2010 pour le moins
rocambolesque, et qui a abouti au maintien dans le texte de cette disposition.
Comme vous venez encore de le rappeler, « les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, qui s'appliquent aux travaux des commissions, imposent qu'il soit précisément rendu
compte des interventions faites devant celles-ci, des motifs des modifications proposées aux textes dont elles sont saisies et des votes émis en leur sein » (2010-617 DC du 9 novembre 2010,
cons. 3).
Or ici, à la lecture des travaux de la CMP, on serait bien en mal d’identifier les motifs qui ont conduit in fine à l’adoption de cet article 1er B. En seconde lecture, le Sénat avait supprimé
cette disposition. L’Assemblée, elle, l’avait rétabli, ce qui revenait dans sa version à une rédaction de l’article L. 210‑1 du Code électoral selon laquelle ne pouvait se maintenir au
second tour que le candidat qui a obtenu au premier tour un nombre de suffrages « au moins égal à 12,5 % » du nombre des électeurs inscrits.
A l’issue de trois votes successifs, qui ont abouti au rejet de cette disposition et des solutions alternatives, le Président de la CMP a estimé que la Commission « se trouvait en situation
de blocage ». Or comme vous-même l’aviez jugé, « lorsque la commission ne s'accorde ni sur la rédaction, ni sur la suppression d'une des dispositions restant en discussion, elle doit
être regardée comme n'étant pas parvenue, au sens du quatrième alinéa de l'article 45 » (2001-454 DC du 17 janvier 2002, cons. 3).
Ce n’est pourtant pas ce qu’il advint. Le Président, non content de ce constat d’échec, a suspendu la séance, et soumis à nouveau au vote un texte dans lequel on ne lisait plus « au moins
égal à 12,5 % », mais « égal au moins à 12,5 % ». Version qui fut, elle, adoptée.
Les membres de votre haute juridiction en conviendront avec les auteurs de la saisine, les motifs qui ont pu conduire dans un cas au rejet du texte, et dans l’autre à son adoption sont, à tout le
moins, difficilement sondables. Il s’est agit en réalité ni plus ni moins que d’un subterfuge, d’un détournement de procédure, qui a conduit à faire revoter sur une disposition parfaitement
identique à une disposition préalablement rejetée, et donc à revenir sur un vote acquis.
Un tel manque de clarté et de sincérité dans les débats ne saurait dès lors échapper à votre censure.
SUR LA CREATION DU CONSEILLER TERRITORIAL
L’article 1er de la loi qui vous est déféré crée le « conseiller territorial ». Ce conseiller territorial résulte de la fusion des conseillers généraux et des conseillers régionaux, qui
jusqu’à maintenant composaient respectivement les conseils généraux et les conseils régionaux. En d’autres termes, la loi a pour effet de confier deux mandats distincts à une même personne, qui
se retrouve ainsi en position de devoir, dans le même temps, remplir les fonctions imparties au conseiller régional, et défendre ainsi l’intérêt régional, et celles imparties au conseiller
général, et se faire alors le chantre de l’intérêt départemental.
A défaut donc d’opérer une fusion entre les départements et les régions, c’est à une fusion de leurs élus respectifs qu’il a été procédé. Le conseil régional n’étant plus que la réunion de tous
les conseillers généraux. Or en agissant ainsi, le législateur a méconnu nombre d’exigences constitutionnelles qui appellent votre censure. Il est en effet porté atteinte au principe de la libre
administration des collectivités territoriales par des conseils élus (1) ; à l’interdiction d’instituer la tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre (2) ; à la liberté de
suffrage (3) ; et au principe selon lequel le Sénat représente les collectivités territoriales (4).
Quant à la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus
Conformément au troisième alinéa de l’article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales « s’administrent librement par des conseils élus ». Or tous les constitutionnalistes
s’accordent à dire qu’il ressort clairement de votre jurisprudence que cette « liberté implique […] une autonomie à la fois institutionnelle et fonctionnelle » des collectivités
territoriales (L. TOUVET, J. FERSTENBERT et C. CORNETS, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, Dalloz, 2001, 2ème éd., p. 5. Mais aussi en ce sens L. FAVOREU et L. PHILIP,
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009, 15ème éd., p. 405 ou encore L. FAVOREU et A. ROUX, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une
liberté fondamentale », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, n° 12, p. 143).
Comme l’a également relevé le Doyen LUCHAIRE, outre « les éléments matériels que sont la collectivité humaine et le territoire, les collectivités territoriales doivent réunir plusieurs
éléments juridiques que fixe la Constitution : un conseil élu, une libre administration, des compétences et un pouvoir réglementaire pour exercer ces dernières. L’un des éléments manquant,
l’institution concernée ne peut être qualifiée de collectivité territoriale » (Commentaire de l’article 72 de la Constitution in F. LUCHAIRE, G. CONAC et X. PRETOT, La Constitution de
la République française. Analyses et commentaires, Economica, 2009, 3ème éd., p. 1706). Et cela est si vrai que Michel VERPAUX a pu écrire que le « principe électif est ainsi consubstantiel
aux collectivités territoriales françaises, et, de ce fait, la démocratie locale est, du point de vue historique, intimement liée à la libre administration. Sans élection, il ne saurait y avoir
de collectivités territoriales » (Droit des collectivités territoriales, Puf, 2008, 2ème éd., p. 153).
Vous-même avez jugé « que pour s'administrer librement, toute collectivité territoriale d[evait] disposer d'une assemblée délibérante élue dotée d'attributions effectives » (91-290 DC
du 09 mai 1991, cons. 32. V. également en ce sens vos décisions 85-196 DC du 08 août 1985 cons. 10 et 87-241 DC du 19 janvier 1988, cons. 6).
Bien que votre haute juridiction n’ait pas encore eu l’occasion de l’affirmer, les requérants considèrent que le corollaire de cette exigence est en outre que chaque collectivité possède un
organe délibérant qui lui soit propre, lui-même composé d’élus qui lui soient propres. Or la loi qui vous est ici soumise a pour effet de confier la gestion des conseils régionaux non plus à des
conseillers régionaux, mais à la réunion des conseillers généraux, qui, comme vous l’avez rappelé, assurent « la représentation des composantes territoriales du département » (82-147 DC
du 02 décembre 1982, cons. 5), et non de la région.
La doctrine qui a pris position sur le sujet est également unanime pour considérer que l’article 72 qui a pour objet d’assurer l’indépendance des collectivités implique que « chaque
collectivité doive disposer de son propre conseil élu » (G. CHAVRIER, « Les conseillers territoriaux : questions sur la constitutionnalité d’une création inspirée par la
Nouvelle-Calédonie », A.J.D.A., 21 décembre 2009, n° 43, p. 2381. Cette opinion est également celle de Didier MAUS, « La réforme des collectivités locales : un casse-tête
constitutionnel ? », Revue Politique et Parlementaire, 2009, n° 1053, pp. 81 et s. et de Gérard MARCOU, « La réforme territoriale : ambition et défaut de perspective »,
R.F.D.A., 2010, n° 2, pp. 357 et s.).
C’est également l’opinion exprimée par le Président COLLIARD devant la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat (Rapport d’information sur les modes de scrutin
envisageables pour l’élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 71), et par Guy CARCASSONNE devant la Délégation aux droits de femmes du Sénat, ce dernier ayant
« jugé discutable la ‘schizophrénie’ dont seraient menacés des conseillers territoriaux qui devraient tantôt défendre les intérêts du département et tantôt ceux de la région » (Rapport
d’information sur l’impact pour l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités
territoriales, 10 juin 2010, n° 552, p. 73).
Que les départements et les régions doivent disposer de conseils qui leur sont propres résulte du fait qu’ils ont des fonctions qui leur sont propres, elles mêmes destinées à préserver des
intérêts qui sont distincts, l’intérêt du département pour les uns, l’intérêt régional pour les autres. Si le législateur en 1982, puis surtout le pouvoir constituant en 2003 a jugé nécessaire de
doter les régions d’un conseil élu, c’est précisément parce qu’il a considéré que les affaires dont elles avaient la charge se distinguaient des affaires dont était en charge le département. Il
suffit pour se convaincre que les affaires dont il s’agit ne sont pas identiques de se référer d’une part à l’article L 3211-1 du Code général de collectivités territoriales qui prévoit que
« Le conseil général règle par ses délibérations les affaires du département. » et, d’autre part, à l’article L 4221-1 du même Code selon lequel « Le conseil régional règle
par ses délibérations les affaires de la région. »
Il n’est à cet égard pas inutile non plus de rappeler les termes du Premier ministre prononcés à l’occasion de la présentation du Projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation
décentralisée de la République selon lesquels : « Trente années après sa création sur l'initiative de Georges Pompidou, la région ne peut plus se contenter d'une place qui demeurerait
en quelque sorte expérimentale dans notre République. Nous voyons bien que l'avenir économique de la France en Europe dépend en partie de la vitalité de ses régions. Il est temps de consacrer
leur existence et de consolider leur dynamisme en leur faisant une place dans notre loi fondamentale à côté des départements et des communes. » (compte rendu intégral de la séance du 29
octobre 2002 du Sénat).
Comme l’a relevé à juste titre la Professeure Géraldine CHAVRIER, si « la solution du rapprochement organique mériterait d’être jugée inconstitutionnelle », c’est parce qu’elle
« ne semble pas respecter la consécration constitutionnelle de deux catégories de collectivités territoriales distinctes, elles-mêmes nées de deux catégories d’affaires différentes :
les affaires départementales et les affaires régionales qui justifient l’existence de deux personnes morales distinctes ». Elle ajoute que faire « gérer les affaires départementales et
régionales par une seule catégorie d’élus, les conseillers territoriaux, n’est ce pas conserver assez fictivement deux personnes morales, ce qui traduit une démarche qualifiable d’abus de droit
constitutionnel ? ». Et de conclure que dans ce cas « l’article 72 de la Constitution qui prescrit soit deux personnes morales de droit publique distinctes que sont le département
et la région, soit la fusion des deux par la loi pour créer une nouvelle catégorie de collectivité n’est pas respecté » ((op. cit., p. 2382). Les sénateurs requérants considèrent également
pour leur part que cette fusion des personnes en lieu et place des organes constitue un manquement à la Constitution.
Cela est d’autant moins admissible au regard des domaines de compétence dans lesquels chacun est appelé à intervenir et qui exigent que des personnes distinctes soient en charge de ces
compétences distinctes. A la région le développement économique et l’aménagement du territoire. Au département l’action de proximité solidaire et sociale. Comment ne pas mesurer que les intérêts
des unes et des autres sont parfois si divergents qu’il est tout à fait inconciliable de confier à une même personne le soin d’en assurer la défense sans que cela se fasse au détriment de l’une
ou de l’autre.
Que l’on songe aux aides aux entreprises accordées par délibérations des conseils régionaux. Imagine-t-on l’élu d’un canton privilégier l’intérêt régional pour l’établissement d’une entreprise
aux dépens de son propre département, voire même de son propre canton ? Que l’on songe également à l’article L 4111-2 du Code général des collectivités selon lequel « Les régions
peuvent passer des conventions avec l'Etat, ou avec d'autres collectivités territoriales ou leurs groupements, pour mener avec eux des actions de leur compétence ». Phénomène de
contractualisation dont il a été constaté par la Commission des Lois de l’Assemblée nationale qu’il allait croissant (Rapport d’information sur la clarification des compétences des collectivités
territoriales, 8 octobre 2008, n° 1153, p. 23). Or quand un département et une région seront amenés à contracter, ce sont les conseillers territoriaux qui en réalité seront amenés à
contracter avec eux-mêmes. En agissant ainsi, le législateur ne fait donc ni plus ni moins qu’institutionnaliser le conflit d’intérêt.
Il ne saurait être argué que le cumul des mandats entre les deux fonctions n’est pas aujourd’hui prohibé. Car comme l’a fait remarquer à juste titre Guy CARCASSONNE lors de son audition par la
Délégation aux droits de femmes du Sénat, dans un cas le cumul est le résultat de la volonté de l’électeur, alors que dans l’autre, « le cumul des fonctions chez les conseillers territoriaux
serait institué par les dispositions mêmes de la loi » (op. cit., p. 73).
Pour justifier la fusion des fonctions des conseillers régionaux et généraux en la seule personne du conseiller territorial, les défenseurs du dispositif prétendent pourtant pouvoir s’appuyer sur
deux précédents : l’organisation de Paris d’une part, et sur votre décision relative à la Loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie (85-196 DC du 8 août 1985) d’autre part. Les
requérants considèrent quant à eux qu’aucun de ces deux précédents n’est pertinent pour apprécier la constitutionnalité du dispositif ici envisagé.
S’agissant de Paris, avant 1982, il s’agissait d’une collectivité unique qui n’est pas pertinente dans le cas d’espèce. Vous en aviez jugé ainsi en considérant que « la disposition de la
Constitution aux termes de laquelle ‘toute autre collectivité territoriale est créée par la loi’ n'exclut nullement la création de catégories de collectivités territoriales qui ne comprendraient
qu'une unité ; que telle a été l'interprétation retenue par le législateur lorsque, en métropole, il a donné un statut particulier à la ville de Paris » (82-138 DC du 25 février 1982, cons.
4).
Depuis la loi du 31 décembre 1982 relative à l’organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon, « Outre la commune de Paris, le territoire de la ville de Paris recouvre une seconde
collectivité territoriale, le département de Paris » (article 38). Toutefois ce statut n’est pas plus pertinent pour justifier l’institution dans l’ensemble des départements et des régions
d’élus uniques. D’abord parce que Paris est administré par un Conseil unique, qui siège tantôt en tant que conseil municipal, tantôt en tant que Conseil général (et encore le Conseil d’Etat a
jugé que la loi de 1982 ni aucune autre disposition législative « n’a eu pour objet ou pour effet de permettre d’assimiler le conseil de Paris à un conseil général », Langlo, 16
novembre 1982, n° 135676). Ensuite parce qu’il s’agit d’une collectivité dans laquelle il y a une identité de territoire et de population. Tandis que dans le cas présent des départements et
des régions, les territoires et les populations sont distincts, lesquels peuvent ne pas avoir ou n’ont pas les mêmes intérêts. Enfin parce que la nécessité d'avoir un conseil propre est liée au
caractère particulier de la collectivité parisienne : cette particularité est liée à son statut de capitale notamment, et c'est le propre des collectivités à caractère particulier d'avoir une
organisation particulière. Mais loin d’être un modèle pour le droit commun, elle constitue au contraire une dérogation qui confirme et renforce le principe du droit commun de la décentralisation
selon lequel chaque collectivité doit avoir son propre conseil.
Quant à la Nouvelle-Calédonie, il s’agissait bien en revanche de confier aux mêmes élus la gestion de deux types d’assemblées distinctes, les régions, et le Congrès du territoire. Or l’opposition
de l’époque qui constitue l’actuelle majorité s’était précisément opposée à ce dispositif parce qu’il aurait eu pour effet de priver la Nouvelle-Calédonie d’un conseil élu. On peut ainsi lire
dans le recours au Conseil constitutionnel des sénateurs que : « Il est également porté atteinte à la libre administration du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances dans la
mesure où la nouvelle assemblée délibérante destinée à l'administrer n'est pas issue d'une consultation destinée à l'élire mais de la réunion de personnes qui ont été élues pour administrer une
autre collectivité territoriale : la région. Il en résulte que désormais l'administration des intérêts du territoire de la Nouvelle-Calédonie ne résultera plus d'une élection et qu'à aucun moment
les électeurs de ce territoire ne seront plus à même d'exprimer leurs préférences quant à la manière dont ils veulent que leur territoire soit administré. Dès lors, le territoire de la
Nouvelle-Calédonie et dépendances serait la seule collectivité territoriale de la République qui ne disposerait pas d'un conseil élu. »
Il est exact que vous n’aviez alors pas fait droit à leur requête, ayant considéré « qu'en prévoyant que le territoire dispose d'un conseil élu celle-ci a pu charger ses membres d'une double
fonction territoriale et régionale, sans enfreindre aucune règle constitutionnelle » (85-196 DC du 8 août 1985, cons. 11). Mais ce précédent pas plus que Paris n’est pertinent dans le cas
d’espèce, car comme l’ont parfaitement démontré les professeurs Géraldine CHAVRIER et Gérard MARCOU (op. cit.), la Nouvelle-Calédonie constituait alors un territoire d’Outre-Mer de la République,
soumis à l’article 74 de la Constitution alors en vigueur selon lequel ces territoires avaient « une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des
intérêts de la République ». Or c’est précisément en tenant compte de l’article 74 que vous aviez estimé que cette « organisation particulière » ne méconnaissait pas l’article 72.
Si donc pour la Nouvelle-Calédonie il a fallu avoir recours à l’article 74, c’est qu’il n’est pas possible a contrario d’admettre pareille fusion pour les collectivités de l’article 72.
Prendre ainsi appui sur le statut d’une collectivité particulière, qui plus est inscrite dans un processus susceptible de la conduire à son indépendance, pour justifier la nouvelle organisation
de droit commun des collectivités territoriales est dénué de tout fondement.
Dans ces conditions, interdire à une collectivité d’avoir son assemblée propre, élue à cette fin par les citoyens, c’est lui interdire de s’administrer librement, c’est lui refuser le statut de
collectivité territoriale. Pour cette raison le dispositif envisagé appelle votre censure.
Quant à l’interdiction de la tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre
Si vous ne retenez pas le premier moyen soulevé par les auteurs de la saisine, vous ne manquerez pas de censurer ce dispositif sur le fondement du manquement au cinquième alinéa de l’article 72,
selon lequel « Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ».
Fondé sur le principe d’égalité entre les collectivités territoriales (F. MELIN-SOUCRAMANIEN, « Le principe d'égalité entre collectivités locales », Les Cahiers du Conseil
constitutionnel, 2002, n° 12, p. 147 et s.), vous aviez déjà vérifié, avant même la révision constitutionnelle de 2003, que le nouveau statut de la Corse ne méconnaissait pas « les
compétences propres des communes et des départements ou n'établi[ssait] de tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre » (2001-454 DC du 17 janvier 2002, cons. 29). Vous avez jugé
depuis que quand bien même la Constitution autorise dorénavant à désigner un chef de file lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, cela
habilitait la loi « à désigner une collectivité territoriale pour organiser », mais « non […] à déterminer les modalités de l'action commune de plusieurs collectivités »
(2008-567 DC du 24 juillet 2008, cons. 32). Aussi avez vous censuré le fait que seule l’une d’entre elle puisse signer un contrat de partenariat dès lors que cela « a non seulement autorisé
la collectivité désignée à organiser l'action commune de plusieurs collectivités, mais lui a également conféré un pouvoir de décision pour déterminer cette action commune » (cons. 33).
L’interdiction de la tutelle implique donc qu’une collectivité ne puisse pas décider pour une autre dans un domaine qui relève de leur compétence partagée, et a fortiori dans un domaine de
compétence propre. Vous avez pu admettre une dérogation à ce principe dans votre décision sur la loi relative au repos dominicale, mais c’était en réponse à des contraintes spécifiques. Ainsi
avez-vous accepté que soit écartée la règle selon laquelle un périmètre d'usage de consommation exceptionnel ne peut être créé sur le territoire d'une commune qu’à la demande de son conseil
municipal, mais uniquement lorsque ce périmètre appartenait en tout ou partie à un même ensemble commercial. Dans ce cas l’avis simple de l’une des communes concernées suffit, mais c’est
seulement parce que selon vos propres termes, cette hypothèse est « destinée à préserver le caractère indivisible de cet ensemble commercial » (2009-588 DC 6 août 2009, cons. 14).
Il résulte également de la jurisprudence administrative que la tutelle est « constituée lorsqu’un niveau de collectivité est capable d’influer véritablement sur la prise d’une décision d’un
autre niveau de collectivité qui intervient pourtant dans le cadre de ces compétences » (G. CHAVRIER, op. cit., p. 2383). A cet égard on peut se référer à l’arrêt du Conseil d’Etat
Département des Landes du 4 février 2008 dans lequel il a rejeté un recours fondé sur le fait que de nombreuses communes s’apprêtaient à modifier leur système de gestion de l’eau du fait de la
modulation par le conseil général de ses subventions, au motif que rien n’établissait « la réalité de cette mutation et un lien de cause à effet entre elle et l'intervention des
délibérations attaquées » (n° 308667). A l’inverse donc, si la réalité d’un tel lien est établie, la tutelle l’est par la même occasion.
Toujours selon les termes de Géraldine CHAVRIER, il résulte ainsi « tant des enseignements de la jurisprudence relative aux subventions que des limites étroites posées par la Constitution à
l’aménagement dérogatoire du principe de non-tutelle que ce dernier n’autorise pas une confusion des élus qui aurait pour conséquence de permettre une tutelle sur toutes les compétences même non
partagées, dans les deux sens : les conseillers territoriaux pourront orienter les délibérations prises pour l’exercice des affaires départementales par le conseil général dans un sens
favorable à la région ; les conseillers territoriaux pourront orienter la prise de délibérations régionales prise par le conseil régional, par des considérations liées à la sauvegarde des
intérêts des départements » (op. cit. p. 2383).
Ce risque de voir s’instaurer sinon de jure du moins de facto la tutelle d’une collectivité sur une autre a en outre été relevé par tous les constitutionnalistes déjà mentionnés par les
requérants. Et comment ne pas leur donner raison ? Comment ne pas mesurer que les délibérations d’une collectivité composée de membres identiques n’aura pas d’influence sur les
délibérations de l’autre ?
Dès lors que le conseil régional sera composé de conseillers généraux du fait du mode de désignation des conseillers territoriaux dans les cantons, c’est à la mise sous tutelle de la région au
profit des départements que nous assisterons. Ainsi selon Gérard MARCOU, c’est « sur cette représentation des composantes territoriales que reposera donc aussi la composition du conseil
régional. Peut-on alors attendre autre chose qu’une domination des intérêts départementaux sur les délibérations du conseil régional ? Réunissant les membres de tous les conseils généraux de
la région, le conseil régional ne sera pas une représentation distincte et indépendante de la région. Comment exclure alors l’existence d’une tutelle des conseils généraux sur la région au sens
d’une influence déterminante de ceux-ci sur les délibérations du conseil régional […] En particulier la compétence régionale en matière d’aménagement du territoire et de développement économique
ne peut manquer d’en être affectée » (op. cit., p. 373).
Avant même d’ailleurs que ne soit évoquée la création du conseiller territorial, le fait que le « choix de la circonscription départementale condui[se] encore trop souvent les conseillers
régionaux, surtout s’ils sont aussi conseillers généraux, à se comporter comme les mandataires du département à la région » était déjà dénoncé par certains élus régionaux, et
particulièrement les présidents de régions au début des années 1990 (cf. L. TOUVET, J. FERSTENBERT et C. CORNETS, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 18). Avec
cette loi, c’est ce mandat qui serait institutionnalisé.
Les requérants attirent enfin particulièrement l’attention de votre haute juridiction sur le fait que dans certaines circonstances, ce n’est pas seulement « d’une influence
déterminante » du département sur les choix de la région dont il s’agira, mais bien de la substitution pure et simple de la volonté du département à celle de la région et indirectement à
celles d’autres départements. Ceci est on ne peut plus flagrant dans les régions qui ne sont composées que de deux départements comme en Alsace, en Haute Normandie, et dans le Nord-Pas-de-Calais.
Là, le département qui comprend le plus de conseillers territoriaux aura de facto une main mise absolue sur le conseil régional, aux dépens ainsi à la fois de la région, et du département moins
représenté.
Aussi, parce que le dispositif contesté implique nécessairement l’institution d’une tutelle de fait d’une collectivité territoriale sur une autre, il appelle votre censure.
Quant à la liberté de suffrage
Les élections locales, au même titre que les élections nationales, constituent un « suffrage politique » (82-146 DC du 18 novembre 1982) auxquelles s’appliquent donc les règles à valeur
constitutionnelle applicable au droit de suffrage, et plus spécifiquement à la liberté de vote garantie par l’article 3 de la Constitution. Comme vous l’avez récemment rappelé, « le
législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales, peut, à ce titre, déterminer la durée du
mandat des élus qui composent l'organe délibérant d'une collectivité territoriale ; que, toutefois, dans l'exercice de cette compétence, il doit se conformer aux principes d'ordre
constitutionnel, qui impliquent notamment que les électeurs soient appelés à exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable » (2010-603 DC du 11 février 2010, cons.
12).
Ce droit de suffrage a pour corollaire la liberté du vote, autrement dit la « liberté de choix de l'électeur » (2000-426 DC du 30 mars 2000, cons. 15). Une lecture conjointe des
articles 3 et 72 de la Constitution impliquent ainsi nécessairement que les conseils élus par lesquels s’administrent librement les collectivités territoriales soient effectivement élus à l’issu
de scrutins à l’occasion desquels les électeurs auront eu le droit de participer, et le choix de leur vote.
Or le dispositif proposé, en institutionnalisant le cumul des mandats conseiller général/conseiller régional à la faveur de leur absorption par le mandat de conseiller territorial, tout en
maintenant les deux structures conseil général/conseil régional, prive l’électeur de sa liberté de choix. Comment prétendre en effet respecter le droit et la liberté de vote de l’électeur,
lorsque ce dernier ne peut voter qu’une seule fois pour un même candidat pour désigner deux assemblées délibérantes distinctes. En maintenant deux organes délibérants distincts, le législateur ne
pouvait choisir de les faire élire à l’occasion d’une seule opération électorale sans méconnaitre la Constitution. Parce que la région et le département ont des compétences et des intérêts
distincts, l’électeur doit être libre d’en confier la gestion à des personnes distinctes.
La doctrine ne s’y est pas d’ailleurs trompée. Comme a pu ainsi le relever Gérard MARCOU, en « institutionnalisant le cumul des mandats par les conseillers territoriaux, on impose aux
électeurs de faire un seul choix politique pour former les conseils de deux collectivités dotées d’attributions différentes », et que dès lors « qu’il existe, selon la Constitution,
deux collectivités territoriales distinctes, étant chacune administrée par un conseil élu et doté d’attributions différentes, on ne voit pas ce qui peut justifier que le législateur impose aux
électeurs de se prononcer par un seul vote » (op. cit., p. 371).
Le Professeur Didier MAUS ne dit pas autre chose lorsqu’il juge qu’il « est parfaitement logique de déduire de l’article 72 de la Constitution, que l’existence de deux collectivités
différentes, le département et la région, chacune dotée à la fois d’un territoire, de compétences et de ressources différents, implique nécessairement une élection distincte, l’une ayant vocation
à désigner les conseillers généraux, l’autres les conseillers régionaux. Il est en effet difficile d’admettre que la combinaison de la liberté de vote garantie par l’article 3 de la Constitution
et la libre administration des collectivités territoriales interdisent à un électeur de voter différemment pour le département et la région ». Il ajoute que l’argument relatif « à la
cohérence politique ou à la cohérence des actions menées par les collectivités ne peut être opposé à celui tiré de l’essence même de la démocratie, c'est-à-dire la liberté de l’électeur de se
déterminer en fonction des enjeux, lesquels, par nature, ne sont pas identiques pour le département et la région » (« La réforme des collectivités locales : un casse-tête
constitutionnel ? », op. cit., pp. 83-84). Les auteurs de la saisine font leur ces propos.
Pour s’en convaincre, il suffit de prendre l’exemple de la région Basse-Normandie où la gauche est majoritaire tandis que les trois départements qui la composent sont à droite, ou encore la
région Champagne-Ardenne, où également la gauche est majoritaire alors que ses quatre départements sont à droite.
Ainsi, parce que le dispositif proposé prive les citoyens de leur liberté de suffrage quant aux choix des membres des conseils généraux et des conseils régionaux, et porte une atteinte
manifestement excessive au pluralisme des courants d’idées et d’opinions, vous ne manquerez pas de le déclarer contraire à la Constitution.
Quant à la représentation des collectivités territoriales au Sénat
Enfin les requérants vous demandent de constater que la création du conseiller territorial méconnait également l’article 24 de la Constitution aux termes duquel le Sénat « assure la
représentation des collectivités territoriales de la République ».
Vous aviez jugé à propos de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse que si « l'article 24 de la Constitution impose que les différentes collectivités territoriales
soient représentées au Sénat, il n'exige pas que chaque catégorie de collectivités dispose d'une représentation propre » (91-290 du 9 mai 1991, cons. 28). Mais le fait de ne pas exiger de
représentation propre de chaque collectivité territoriale ne signifie pas renoncer à toute forme de représentation, ou à tout le moins de participation à la désignation des sénateurs. D’ailleurs,
si vous avez bien voulu valider la disposition qui était alors en cause, c’est parce qu’elle se contentait de prévoir la substitution des conseillers à l'Assemblée de Corse aux conseillers
régionaux des deux départements de Corse, au sein des collèges électoraux sénatoriaux (cons. 29). Probablement différente aurait été votre réponse si la loi en cause avait exclu les conseillers
de l’Assemblée des collèges électoraux.
Vous avez d’ailleurs considéré, à l’occasion de l’examen de la loi relative à l’élection des sénateurs, que le corps électoral du Sénat devait « être essentiellement composé de membres des
assemblées délibérantes des collectivités territoriales », et que « toutes les catégories de collectivités territoriales [devaient] y être représentées » (2000-431 DC du 6 juillet
2000, cons. 5). Or comme le gouvernement l’a annoncé, ce qui ne figure toutefois pas dans le texte, les conseillers territoriaux seront amenés à se substituer aux conseillers généraux et aux
conseillers régionaux qui conformément à l’actuel article L. 280 du Code électoral font chacun partie du collège électoral sénatorial.
Peut-on réellement considérer dans ces conditions que toutes les catégories de collectivités territoriales énoncées à l’article 72 de la Constitution, et en l’occurrence les régions et les
départements, continueront d’être représentées au sein du collège électoral sénatorial, et donc au Sénat, si ce sont les mêmes personnes qui s’expriment au nom des deux collectivités ? Que
chaque collectivité n’ait pas de représentation propre est une chose, qu’elle n’ait pas d’expression propre en est une autre. Il est dès lors manifeste que l’une des deux collectivités
territoriales constitutionnellement reconnues que sont le département ou la région ne sera in fine plus représentée au Sénat.
Pour tous ces motifs donc, et ceux que vous jugerez utiles de relevez d’office, les sénateurs requérants vous demandent de censurer la création du conseiller territorial.
SUR LE MODE DE SCRUTIN AUX ELECTIONS TERRITORIALES ET LA REPARTITION DES SIEGES
La loi institue dans son article 1er A pour l’élection des conseillers territoriaux un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Elle détermine en outre à l’article 1er bis B un
tableau déterminant par départements et par régions le nombre desdits conseillers territoriaux.
Parce que ces dispositions méconnaissent le principe de l’intelligibilité, de la clarté et de la loyauté des élections territoriales (1), qu’elles portent atteinte à la parité (2), à l’égal accès
des hommes et des femmes aux fonctions électives (3), et qu’enfin elles sont contraires à l’égalité du suffrage (4), les sénateurs requérants vous demandent de les censurer.
Quant à l’intelligibilité, la clarté et la loyauté du mode de scrutin
Vous avez eu l’occasion de juger que « l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi » était applicable aux modes de scrutin (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 20). Il est
ainsi indiqué dans le commentaire aux Cahiers de cette décision « qu'en définissant un mode scrutin, le législateur ne doit pas s'écarter sans motif d'intérêt général de l'objectif de valeur
constitutionnelle d'intelligibilité de la loi, lequel revêt une importance particulière en matière électorale afin d'assurer la sincérité du scrutin et l'authenticité de la représentation. »
(n° 15).
Vous avez également considéré à propos des consultations référendaires qu’elles devaient respecter la « double exigence constitutionnelle de clarté et de loyauté » (2000-428 DC du 4 mai
2000, cons. 15), exigence que vous avez expressément étendue aux élections des conseillers généraux et des conseillers régionaux dans votre décision sur la loi organisant la concomitance des
renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux (2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 14).
Pris ensemble, le manquement à ces exigences a conduit le législateur à porter « une atteinte manifestement excessive » au « pluralisme des courants d'idées et d'opinions »
qui constitue, selon vos propres termes, « un fondement de la démocratie » (2007-559 DC du 6 décembre 2007, cons. 12-13).
Les auteurs de la saisine ne mettent pas ici en cause la clarté et l’intelligibilité du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours en tant que tel. Il va de soi que par lui-même ce mode
de scrutin qui s’applique à l’élection présidentielle, aux élections législatives et aux élections cantonales, est parfaitement familier aux électeurs. Ce qui est en revanche contesté, c’est la
confusion qu’il peut faire naître dans l’esprit de ces derniers dès lors qu’ils seront amenés à désigner les membres de deux assemblées distinctes, par le biais d’un seul et même vote.
Dans votre décision sur la loi organisant la consultation des populations de Nouvelle-Calédonie, vous aviez déclaré que la question posée aux populations intéressées devait « satisfaire à la
double exigence de loyauté et de clarté de la consultation », et que s’il était « loisible aux pouvoirs publics, dans le cadre de leurs compétences, d’indiquer aux populations
intéressées les orientations envisagées », la question posée aux votants ne devait « pas comporter d’équivoque, notamment en ce qui concerne la portée de ces indications » (87-226
DC du 2 juin 1987, cons. 7).
Pour leur part, les requérants considèrent qu’il existe une équivoque manifeste lorsqu’un même candidat fait campagne pour accéder en une seule opération électorale à deux assemblées délibérantes
distinctes. Un électeur peut ainsi adhérer, s’il est en réelle capacité de bien opérer la distinction entre les deux, au programme d’un candidat pour la région, et désapprouver son projet pour le
département, tandis qu’il adhère au projet départemental de son adversaire mais pas à son projet régional. Mais il fait surtout peu de doute que dans la plupart des cas les électeurs ne seront
pas en mesure d’opérer la distinction entre ce qui relève du programme régional et départemental de chaque candidat. Cela est sans conteste de nature à faire naître une confusion dans l’esprit
des électeurs incompatible avec l’exigence constitutionnelle d’intelligibilité, de clarté et de loyauté du scrutin.
Dans votre décision de 1990 sur la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, vous avez admis que les élections régionales et cantonales
aient lieu au même moment, mais uniquement parce que « les élections aux conseils généraux et les élections aux conseils régionaux constitu[aient] des élections distinctes », et à la
condition que le regroupement dans le temps de ces consultations soit accompagné « de modalités matérielles d'organisation destinées à éviter toute confusion dans l'esprit des
électeurs ». En vous concluiez en indiquant que « si la dualité de candidatures à ces élections [était] susceptible d'exercer une influence sur le libre choix des électeurs concernés
par chaque consultation », elle n'était « en rien contraire à la Constitution » (90-280 DC du 6 décembre 1990, cons. 18).
Or toute différente est la loi ici en question puisque, dorénavant, il n’y aura plus de distinction entre les élections aux conseils régionaux et les élections aux conseils généraux, alors même
que la distinction entre les deux collectivités continue, elle, à persister. Et non plus la dualité mais l’unicité des candidatures ne se contentera pas d’exercer une influence sur le libre choix
des électeurs, elle le contraindra. Quelles que soient les modalités matérielles d’organisation des élections, la confusion dans l’esprit des électeurs ne saura être levée ; et même au
contraire. Plus l’électeur sera au fait des conséquences de son vote et de la distinction qu’il lui appartient d’opérer entre ce qui relève de la région et du département, plus le choix lui
apparaitra délicat. Et encore plus dans l’hypothèse susmentionnée où il adhère au programme régional d’un candidat et au programme départemental de l’autre, ou vice versa. Il n’y a là
manifestement ni intelligibilité, ni clarté, ni loyauté, mais bien au contraire, équivoque et confusion.
Pareille atteinte à ces principes est d’autant moins justifiée que le législateur ne pourra s’appuyer sur l’objectif de « constitution d'une majorité politique au sein du conseil
régional » que vous acceptez de prendre en considération lorsque vous procédez à l’examen d’un mode de scrutin donné (2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 17). Qu’en effet, et sur ce point les
deux rapporteurs de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation partageaient la même opinion, si le scrutin majoritaire uninominal majoritaire à deux tours peut
favoriser la constitution de majorité stable au sein du conseil général, rien n’assure qu’il en sera de même au sein du conseil régional.
Comme l’a ainsi relevé Hervé MAUREY : « L’histoire politique de notre pays s’est forgée au niveau communal et départemental, la culture politique peut donc varier d’un département à
l’autre au sein d’une même région, pour des motifs géographiques, économiques, sociaux. Le recours à un scrutin uninominal majoritaire ne semble donc pas constituer une garantie pour la formation
d’une majorité au niveau de chaque région. De surcroît, on peut lui reprocher de ne pas favoriser l’émergence d’un leadership au niveau départemental ou régional. Contrairement au scrutin
municipal ou à l’actuel scrutin régional, il ne permet pas d’identifier les chefs de file et il ne favorise pas l’organisation des campagnes électorales sur un projet politique commun à
l’ensemble du département ou de la région » (Rapport d’information sur les modes de scrutin envisageables pour l’élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 50).
Tandis que Pierre Yves COLLOMBAT a considéré que s’il permettait, « en principe, de dégager des majorités, pas plus que le scrutin majoritaire uninominal à un tour, il ne le garantit
absolument pas. Le problème se pose dès le niveau départemental mais plus encore régional dans la mesure où les aléas se cumulent et où des conflits d’intérêts entre Départements et Régions,
gérés par les mêmes élus, peuvent générer des mouvements de défense plus ou moins identitaires » (ibid., p. 120). Et, la conjonction de majorités diverses dans les Conseils généraux peut
conduire à un Conseil régional sans majorité.
Quant à la parité
Conformément à l’article 1er de la Constitution, « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives […] ».
Que le mode de scrutin retenu dans la loi ne favorise pas la parité, et même qu’il la défavorise manifestement est unanimement reconnu, aussi bien sur les bancs de la majorité que de
l’opposition, et par tous les observateurs de la question. Cela n’est plus à démontrer (v. notamment le Rapport d’information sur l’impact pour l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, op. cit. ; le Rapport d’information sur les modes de scrutin envisageables
pour l’élection des conseillers territoriaux, op. cit. ; et la note de l’Observatoire de la parité du 7 avril 2010 intitulée HYPERLINK
"http://www.observatoire-parite.gouv.fr/travaux/pdf/OPFH_reforme%20territoriale_070410.pdf" \t "_blank" \o "Réforme des collectivités territoriales : effets induits sur la parité des projets de
loi n°61 et 62 (PDF, 872Ko) (nouvelle fenêtre)"Réforme des collectivités territoriales : effets induits sur la parité des projets de loi n°61 et 62). Et ce qui était vrai pour le mode de scrutin
envisagé initialement par le projet de loi n° 61 alliant scrutin majoritaire pour 80% des élus, et scrutin proportionnel pour les 20% autres, l’est a fortiori pour un mode de scrutin dorénavant
majoritaire à 100%.
Les sénateurs requérants n’ignorent pas que « les dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de priver le
législateur de la faculté qu'il tient de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées » (2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 18).
Ils n’ignorent pas non plus que selon votre jurisprudence, cette disposition constitutionnelle a moins un effet obligatoire que permissif, qu’ainsi « le constituant a entendu permettre au
législateur d'instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », et qu’il est
donc « désormais loisible au législateur d'adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant » (2000-429 DC du 30 mai 2000, cons. 7).
Comme il ressort également du commentaire aux Cahiers de cette décision, l’objet de la révision constitutionnelle ayant conduit à la modification de l’article 3 (puis de l’article 1er)
« était non sans doute d'obliger, mais assurément d'autoriser le législateur à instaurer des règles contraignantes quant au sexe des candidats aux élections politiques dont le mode de
scrutin se prêtait à une telle réglementation » (n° 9).
Par deux fois vous avez refusé la censure qui vous était demandée sur le fondement de l’atteinte à la parité. La première fois au motif que les dispositions critiquées n'avaient « ni pour
objet ni, par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues en France au Parlement européen » (2003-468 du 3 avril 2003, cons. 46). La seconde parce qu’elles ne portaient
« pas, par elles-mêmes, atteinte à l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives énoncé à l'article 3 de la Constitution », en
l’occurrence aux élections sénatoriales (2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 17).
Néanmoins dans les deux cas les conséquences sur la parité étaient effectivement très marginales, alors qu’ici elles seront majeures. Les chiffres et estimations fournies par l’Observatoire de la
parité dans sa note précitée du 7 avril 2010 sont à cet égard d’une criante éloquence.
A ce jour, les conseils régionaux sont composés à 47,6% de femmes, soit 895 femmes pour 1880 sièges, tandis que les conseils généraux restent les assemblées les plus fermées aux femmes avec
seulement 12,3%, soit 571 femmes, pour 4182 sièges. Trois conseils généraux ne comportent même actuellement aucune femme élue : l’Ariège, la Haute-Corse et le Tarn-et-Garonne et, dans quinze
d’entre eux, la proportion des femmes est inférieure à 5%.
Aujourd’hui donc, on compte au total 24,2% de femmes siégeant comme conseillères régionales ou générales, soit 1466 pour 6062 sièges. Sur ce total de sièges, 31,2% sont désignés selon un mode de
scrutin proportionnel, 68,8% au scrutin majoritaire.
Or avec le mode de scrutin initialement envisagé où 80% des conseillers territoriaux seraient élus au mode de scrutin majoritaire, et 20% à la proportionnel, l’Observatoire de la parité a estimé
que cela ramènerait le pourcentage total de femme à 19,3%. Soit une baisse significative de 4,9%. De plus, le projet initial prévoyant de ramener le nombre de conseillers territoriaux à 3000,
cela aurait entrainé en valeur absolue une baisse de 58% du nombre de femmes, contre seulement 45,8% d’hommes en moins.
Mais avec le mode de scrutin finalement retenu calqué sur l’élection des conseillers généraux à 100% majoritaire, le pourcentage de femmes conseillères territoriales ne sera pas de 19,3%, mais
bien plus proche de la proportion actuelles des 12,3% de conseillères générales. Et encore, il s’agit là même d’une hypothèse optimiste, car avec la compétition accrue liée à la baisse du nombre
de conseillers territoriaux – quelques 6000 sortants pour plus que 3496 sièges – il est fort à parier que la proportion de femmes sera encore inférieure. En valeur absolue, si l’on garde la
proportion de 12,3%, cela ne ferait plus que 430 femmes, soit une baisse de leur nombre de 70,6%, contre une baisse de seulement 33,1% du nombre d’hommes ! En d’autres termes, ce mode de
scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élus deux fois plus importantes que pour les hommes.
Or si l’article 1er comme il est indiqué dans le commentaire de votre décision 2003-475 DC « permet au législateur d'imposer des règles de parité pour l'accès aux mandats électoraux de
caractère politique », mais « ne lui impose pas d'imposer » (Cahiers n° 15), en revanche le fait de prévoir dans la Constitution que la loi « favorise » l’égal accès des
hommes et des femmes ne saurait s’interpréter comme l’autorisant à le défavoriser manifestement, sinon à retenir une interprétation contra-constitutionnelle de cette disposition. Les auteurs de
la saisine font leur les propos du Président Jean-Claude COLLIARD : « Cette loi ne favorise pas [la parité]. Et sur ce point la Constitution est quand même formelle » (propos tenus
à l’occasion d’une table ronde sur le thème « Réforme des collectivités locales : le nouveau mode de scrutin en question ? », Revue politique et parlementaire, 2009, n° 1053,
p. 41). Et encore, le Président disait-il cela à propos du mode de scrutin tel qu’initialement envisagé.
Alors certes la loi « par elle-même » n’a pas pour objet de réduire la proportion de femmes conseillères territoriales. Pour autant, il ne saurait vous échapper que c’est bien
« par elle-même » qu’elle produira cet effet de diminution drastique du nombre de femmes élues. De surcroit la baisse de 70,6% de leur nombre au sein des futurs conseils régionaux et
généraux ne peut être considérée comme marginale comme c’était le cas pour les élections européennes et sénatoriales. Enfin, elle est entièrement imputable à la loi et non aux partis politiques
dont vous mesurerez bien que, face aux quelques 4500 hommes sortants pour quelques 3500 sièges à pourvoir, ils seront dans l’incapacité de présenter ne serait ce que 24,2% de
femmes.
Quant à l’égalité entre les hommes et les femmes
Quand bien même vous refuseriez de vous situer sur le terrain de la parité, vous ne manquerez pas de censurer cette disposition sur le terrain de l’égalité, comme vous l’avez fait dans votre
décision sur la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, dans laquelle vous avez considéré
que l’égalité entre l’Assemblée de Corse et les conseils régionaux s’opposait à ce que les femmes bénéficient d’un régime électoral moins favorable dans la première que dans les seconds (2003-468
du 3 avril 2003, cons. 26).
Qu’en effet l’égalité entre les citoyens devant la loi dans l’accès aux fonctions électives dont vous êtes le gardien (82-146 DC du 18 novembre 1982, cons. 6-8 et 98-407 DC du 14 janvier 1999,
cons. 12) est ici manifestement méconnue. Comme il l’a déjà été indiqué par les requérants, si le système initial du projet de loi n° 61 avait été retenu, le nombre de femmes élues aurait baissé
de 58%, et de seulement 45,8% pour les hommes. Ce qui aurait déjà créé une importante discrimination.
Mais avec le système finalement adopté, l’écart se creusera davantage puisque cela correspondra au minimum à une baisse de 70,6% de femmes élues, contre seulement 30,1% d’hommes en moins. Or
cette discrimination de fait à l’égard des femmes que la loi engendrera ne peut trouver sa source dans l’intérêt général poursuivi par la loi, et ce d’autant moins que la différence de traitement
qui en résultera n’aura aucun rapport direct avec l'objet de la loi. Il va de soi en outre que cette distinction ne saurait être fondée sur la recherche d’un égal accès des hommes et des femmes
aux fonctions électives, bien au contraire.
Aussi, parce que ce nouveau mode de scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élues deux fois plus importante que la baisse du nombre d’hommes élus, et donc une rupture manifeste de
l’égalité dans l’accès au mandat de conseiller territorial à raison du sexe, il appelle votre censure.
En rien le dispositif introduit à l’article à l’article 36 D de la loi visant à moduler le financement des partis politiques en fonction des candidatures de chaque sexe ne permettra de
contrebalancer ce phénomène. Et ce d’autant que cette modulation est elle-même contraire à la Constitution (v. infra VI).
Quant à l’égalité de suffrage
Conformément à l’article 1er bis B de la loi introduit par amendement du gouvernement, d’abord à l’Assemblée nationale, puis au Sénat : « Le nombre des conseillers territoriaux de
chaque département et de chaque région est fixé par le tableau annexé à la présente loi ».
Le tableau en question attribue à chaque région un nombre donné de conseillers territoriaux, puis répartit le nombre de ces conseillers par départements. Or vous ne manquerez pas de constater que
l’exigence selon laquelle la répartition des sièges doit être établie sur des bases essentiellement démographiques a été manifestement méconnue, et qu’il en ait résulté une atteinte
disproportionnée à l’égalité devant le suffrage.
Comme votre haute juridiction l’a encore récemment rappelé à propos des élections législatives, il résulte des dispositions des articles 1er, 3 et 24 de la Constitution « que l'Assemblée
nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés et une délimitation des circonscriptions
législatives respectant au mieux l'égalité devant le suffrage », et que « si le législateur peut tenir compte d'impératifs d'intérêt général susceptibles d'atténuer la portée de cette
règle fondamentale, il ne saurait le faire que dans une mesure limitée » (2008-573 DC du 8 janvier 2009, cons. 21).
Et comme vous l’avez également indiqué, cette exigence d’asseoir les élections sur des bases essentiellement démographiques n’est pas cantonnée aux élections législatives, mais s’impose également
aux élections locales. Il ressort ainsi de votre décision sur la loi modifiant l'organisation administrative et le régime électoral de la ville de Marseille « que l'organe délibérant d'une
commune de la République doit être élu sur des bases essentiellement démographiques résultant d'un recensement récent » (87-227 DC du 7 juillet 1987, cons. 5). Et comme cette considération
était entre autres fondée sur l’article 72 de la Constitution, il en résulte que ce « principe s’applique aussi aux assemblées des autres collectivités territoriales (départements,
régions) » (Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 501). Le Conseil d’Etat a déclaré expressément qu’il découlait de « l’ensemble des dispositions de la
Constitution, notamment de ses articles 3, 24 et 72, que le principe d’égalité des citoyens devant le suffrage s’applique à l’élection des assemblées délibérantes des collectivités locales »
(Le Déaut et autres, arrêt d’Assemblée du 13 novembre 1998 in Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 515).
Pour se conformer à ces exigences constitutionnelles, l’exposé des motifs de l’amendement n° 580 de la Commission des Lois du Sénat repris à son compte par l’amendement n° A-2 du
gouvernement précise que la « représentation moyenne de chaque département d'une même région s'inscrit en principe dans une fourchette de plus ou moins 20% par rapport à la représentation
moyenne des habitants par conseiller territorial à l'échelon de la région », et que « tous les écarts démographiques de représentation des départements d'une même région se situent dans
le tunnel d'écart d'amplitude de 40 % ».
En apparence le législateur s’est ainsi conformé à votre jurisprudence selon laquelle l’autorité compétence pour opérer la délimitation à l’intérieur d’un même département peut « s'écarter
de plus ou de moins de 20 p 100 par rapport à la population moyenne d'un département » (86-208 DC du 2 juillet 1986, cons. 23). Mais il ne s’agit bien là que d’une apparence. En effet, là où
vous avez fait de cette possibilité une exception, le législateur ici en fait une règle. Il résulte de vos décisions antérieures que cet écart de 20% est non seulement un « maximum »,
mais que de surcroit sa mise en œuvre « doit être réservée à des cas exceptionnels et dûment justifiés », ne pouvant « intervenir que dans une mesure limitée » et seulement en
s'appuyant au « cas par cas, sur des impératifs précis d'intérêt général » (ibid., cons. 24).
Or ici, non seulement l’écart de 20% devient la règle, mais surtout, si l’exposé des motifs de l’amendement évoque effectivement des impératifs d’intérêt général, ce n’est pas pour justifier la
mise en œuvre de cet écart, mais pour justifier qu’il y soit dérogé. On mesure là combien la logique du législateur est manifestement contraire à celle de votre haute juridiction.
Les auteurs de la saisine n’ignorent pas que la répartition des sièges selon des bases essentiellement démographiques n’impose pas le respect d’une stricte proportionnalité. Selon vos propres
termes, « il ne s'ensuit pas que la répartition des sièges doive être nécessairement proportionnelle à la population de chaque secteur ni qu'il ne puisse être tenu compte d'autres impératifs
d'intérêt général ». Mais néanmoins, comme vous l’avez également précisé, « ces considérations ne peuvent intervenir que dans une mesure limitée » (87-227 DC du 7 juillet 1987,
cons. 5).
Pourtant, vous ne manquerez pas de constater que dans au moins trois régions, les écarts entre les départements sont manifestement disproportionnés.
C’est le cas en Lorraine d’abord, où avec 134 conseillers territoriaux pour une population de 2 339 881 habitants, le coefficient électoral régional est de 17 462 voix. Dans le
département de la Meuse où un conseiller territorial représentera en moyenne 10 194 habitants, le coefficient électoral sera inférieur de 43% au coefficient régional. Avec la Moselle, où un
conseiller territorial représentera 20 328 habitants, le coefficient électoral sera lui supérieur de 13% au coefficient régional, soit un écart de 56%. Dit autrement, cela signifie que pour
se faire élire conseiller territorial de Moselle, un candidat devra obtenir deux fois plus de voix que le candidat de la Meuse.
Or vous aviez justement considéré dans votre décision relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie de 1985 que le fait qu’il serait deux fois plus difficile de se faire élire dans
la Région de Nouméa que dans les autres régions néo-calédoniennes faisait que la « mesure limitée » dans laquelle le législateur pouvait s’écarter de la proportionnalité avait été
« manifestement dépassée » (85-196 DC du 8 août 1985, cons. 16).
C’est ensuite le cas en Provence-Alpes-Côte d’Azur, où avec 226 conseillers territoriaux pour une population de 4 864 015 habitants, le coefficient électoral régional est de 21 522
voix. Dans les départements des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes, un conseiller territorial représentera respectivement en moyenne 10 404 et 8832 habitants, soit un coefficient
électoral inférieur de 52 et 59% au coefficient régional. Avec le département des Bouches-du-Rhône où un conseiller territorial représentera en moyenne 26 119 habitants, soit un coefficient
électoral supérieur de 21% au coefficient régional, l’écart s’élèvera à 73 et 80%. Aussi sera-t-il 2,5 fois plus difficile de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône que dans les
Alpes-de-Haute-Provence, et 3 fois plus difficile que dans les Hautes-Alpes.
C’est enfin le cas dans le Languedoc Roussillon, où avec 167 conseillers territoriaux pour une population de 2 560 870 habitants, le coefficient électoral régional est de 15 535
voix. Dans le département de Lozère, un conseiller territorial représentera en moyenne 5125 habitants, soit un coefficient électoral inférieur de 66% au coefficient régional. Avec le département
de l’Hérault où un conseiller territorial représentera en moyenne 18 200 habitants, soit un coefficient électoral de 19% supérieur au coefficient régional, l’écart s’élèvera à 85%. Aussi
sera-t-il 3,5 fois plus difficiles de se faire élire dans l’Hérault qu’en Lozère.
De telles disproportions montrent combien le législateur a commis dans la répartition des sièges de conseillers territoriaux au sein des départements une « erreur manifeste
d’appréciation » qu’aucun impératif d’intérêt général ne saurait justifier. Et parce qu’il en découle une atteinte à l’égalité des citoyens devant le suffrage, vous le censurerez.